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Rubrique lettres
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Jean
COCTEAU
LA
MACHINE INFERNALE
LA FORCE DU
DESTIN
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Tout est joué d'avance, la Voix nous l'a
dit dès le Prologue, et son avertissement résonnera de nouveau, chaque fois que
nous nous reprendrons à espérer.
"De sa naissance à sa mort,
la vie d'Oedipe s'étale sous mes yeux... cet enfant serait un fléau... fils de Jocaste,
il épousera Jocaste... il aura deux fils qui s'entr'égorgeront, deux filles dont une se
pendra. Jocaste se pendra..."
"Malgré quelque signe
d'intelligence ou de politesse du destin, le sommeil les empêchera de voir la trappe
qui se ferme sur eux pour toujours".
La chambre de Jocaste (où le drame se dénouera dans le
sang) est "rouge comme une petite boucherie".
Sera-t-elle, s'inquiète Jocaste, "une cage, une prison"?
"Les présages vous sont
funestes, très funestes... Les présages et ma propre sagesse me donnent tout à
craindre... Jocaste pourrait être votre mère".
"le berceau de ma chance",
dit le jeune roi devant son propre berceau, "ce joli
fantôme de mousseline", qui se superpose pour nous à l'ombre sanglante
du vieux Laïus.
Cette remarque, à propos de son approche de Thèbes:
"il me semblait rentrer chez
moi", sonne terriblement juste à nous qui
pouvons l'entendre.
-
Triomphant, il croit voir son avenir dans les yeux du
devin: "une vie heureuse, riche, prospère...",
mais un aveuglement subit lui en cache la suite catastrophique.
D'une façon presque insupportable, Jocaste tourne
autour de la vérité sans la saisir: "ce jeune
garde... il te ressemble... mon fils aurait presque son âge... cette ressemblance me
saute aux yeux"... "voilà qu'il me prend pour sa mère!"... "ces
cicatrices me rappellent quelque chose...". Et son attendrissement pour
"la maman qui t'a dorlotté..." fait
frémir.
-
Au dernier acte, où le Destin se dévoilera, la Voix
efface les années heureuses: "Dix-sept ans ont
passé vite". Remplies de "faux bonheurs", elles sont "le déguisement
de la chance", et le préalable nécessaire au "fonctionnement de la
(leur) machine infernale".
La seule réalité, c'est "le
vrai malheur, le vrai sacre, qui fait, de ce roi de jeu de cartes entre les mains des
dieux cruels, enfin, un homme".
Cette phrase superbe, qui semble directement
venue du grand Sophocle, nous conduit de l'autre côté du miroir, là où les choses
prennent un autre sens..
Du mystère venu
de l'au-delà, naissent ce "chien et loup", cette ambiguïté si naturels à
la pensée de Cocteau, pour qui "tout ce qui se classe empeste la mort". Fruits de l'imaginaire, jugements, croyances, émotions sont
relatifs et changeants. DANS UN CLAIR-OBSCUR.
La reine, est, suivant les regards, "une très jeune femme" ou une "matrone".
Les Thébains, dit Tirésias, "voyaient
le roi qu'Oedipe voulait être. Ils ne verront pas celui qu'il est".
Les morts ont peu d'importance aux yeux d'Anubis: "ces victimes qui émeuvent la figure de jeune fille que vous avez
prise ne sont pas autre chose que des zéros effacés sur une ardoise".
Au Sphinx qui voudrait des explications claires, il
déclare: "La logique nous oblige, pour apparaître aux
hommes, à prendre l'aspect sous lequel ils nous représentent, sinon, ils ne verraient
que du vide".
Ainsi, "Le mystère a ses
Mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. Nous avons les nôtres. Ils ont les leurs.
C'est ce qui s'appelle l'infini..."
Rien n'est précis!
Les sexes se confondent, comment appeler le Sphinx:
"il", ou "elle"? , comment appeler le Sphinx:
"il", ou "elle"?
Les frontières s'estompent entre les dieux et les hommes:
":
"Si vous (le Sphinx) ressemblez à une jeune mortelle, il (Oedipe)
ressemble fort à un jeune dieu".
Des métamorphoses successives traduisent les états
d'âme du Sphinx: "J'admire, observe Anubis, ce qui vous a
fait prendre une figure de femme lorsqu'il s'agissait de poser des questions".
A l'heure de la vengeance, il la ramène à sa dignité: "Le moment est venu... de
vous rappeler qui vous êtes... Vous, la déesse des déesses!" et il l'interroge,
incertain lui-même: "Est-ce le cri de la déesse qui se réveille ou de la femme
jalouse?"
"C'est possible que chez les
fantômes... on puisse confondre un siècle avec une minute. Alors, si le fantôme
apparaît dans mille ans au lieu d'apparaître ce soir..." Quantité de choses se
passent très vite: "Tout ce qu'on raconte, c'est l'affaire d'une minute!"
Car, dit Anubis, "Le temps
des hommes est de l'éternité pliée. Pour nous, il n'existe pas.".
Avant même sa réalisation,
le drame est accompli dans tous ses détails (rappelons-nous la proximité saisissante des
présents narratifs au Prologue).
Trois actes d'une trentaine de pages chacun racontent les quelques heures où se joue
l'ascension d'Oedipe. Les dix-sept années qui suivent sont résumées en peu de mots. Un
acte d'une quinzaine de pages suffira pour nous montrer sa chute.
La scène du Sphinx fait revenir la pendule au début du premier acte, dans un décor
différent. Mêlant dans notre esprit la succession des faits et leur simultanéité, elle
suggère similitudes et oppositions:
Le garde rêve du Sphinx, qui serait une
femme douce aux jeunes gens, le Sphinx rêve d'un garçon dont elle pourrait s'éprendre.
Jocaste refuse son rôle de veuve
royale, le Sphinx refuse son rôle de tueur, pendant qu'on l'appelle "fléau public", et "vampire".
La reine s'attendrit sur la beauté du jeune garde, le
Sphinx sur celle d'Oedipe. Jocaste ne reconnaît pas la voix de son mari qui l'appelle, la
matrone n'imagine pas qu'elle est devant le Sphinx.
Laïus multiplie d'inutiles efforts pour éloigner Oedipe de
Thèbes, le Sphinx s'efforce en vain d'éviter l'épreuve de l'énigme.
Les supplications de Laïus s'achèvent dans un cri de
désespoir, celles d'Oedipe l'amènent à la victoire et se terminent dans un chant de
triomphe.
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Et cela, au même moment!
Le quotidien a perdu sa stabilité, les croyances
traditionnelles sont ébranlées, et Cocteau, pour le dénouement, nous a préparé une
surprise qui lui permet de livrer le fond de sa pensée. C'est Jocaste, revenue à son
tour auprès des humains, qui l'exprime: "Les choses qui
paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l'endroit où j'habite, si tu savais
comme elles ont peu d'importance"., et Cocteau, pour le dénouement, nous a préparé une
surprise qui lui permet de livrer le fond de sa pensée. C'est Jocaste, revenue à son
tour auprès des humains, qui l'exprime: "Les choses qui
paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l'endroit où j'habite, si tu savais
comme elles ont peu d'importance".
(notons que si la mort a libéré
la reine des tabous, il n'en avait pas été de même pour son pauvre Laïus qui, lui,
avait gardé tous ses principes!) .Chez Sophocle, la faute involontaire d'Oedipe est
rachetée par l'immensité de son malheur, par la punition terrible qu'il s'inflige
et, rituellement, par le sang qu'il verse sur le sol thébain. On comprend donc qu'il
sorte grandi de l'épreuve. Il s'éloigne, appuyé sur sa fille, et sa réputation
ne cessera plus de s'étendre. Quant à Jocaste, la mère doublement coupable, elle
se suicide et disparaît, avec décence et dignité.
Cocteau ne l'entend pas ainsi. Chez lui, Oedipe reste
l'homme qu'il a toujours été, "faible et orgueilleux",
disait Tirésias, mais il réserve une apothéose à Jocaste. Pour elle, il a une
trouvaille extraordinaire:
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A ceux qui ne voient plus avec leurs yeux de chair, mais
avec l'intuition du coeur, c'est à dire Oedipe et Tirésias, Jocaste apparaît dans la
radieuse beauté d'une jeune mère aimante: "Ta femme
est morte... je suis ta mère, comment ferais-tu rien que pour descendre seul cet
escalier, mon pauvre petit?... mon enfant, mon petit enfant... empoigne ma robe
solidement, n'aie pas peur".
Antigone qui les rejoint ajoute à
cette tendresse bouleversante son propre dévouement. Le rôle filial qui avait
fait d'elle la grande héroïne de l'Antiquité lui est ici confisqué par sa mère:
"La petite est si fière. Elle s'imagine être ton
guide. Il faut le lui laisser croire. Emmène-la. Je me charge de tout".
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Ainsi,
dans cette triade du malheur, par une étrange indulgence, Cocteau accorde la plus
belle part de gloire à celle que, pour des raisons de convenance, les Anciens avaient
laissée dans l'ombre, et il nous place en quelque sorte, devant une apothéose des
valeurs inversées.
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Jocaste et Antigone, s'unissent et se confondent pour soutenir Oedipe. L'épreuve, en lui
arrachant son masque arrogant, lui a donné un visage de souffrance, un vrai visage
d'homme. Parricide et inceste, suicide et sang, de ce fait divers atroce, Oedipe se relève, sauvé par l'amour, celui tout ensemble, de sa
mère, de son épouse, de sa fille.
Et, tandis que Créon le pragmatique s'inquiète et veut
empêcher le départ du groupe scandaleux, Tirésias, l'aveugle fidèle, qui a reconnu la
marque du Divin, le retient: "Ils ne t'appartiennent
plus... ils appartiennent désormais au peuple, aux poètes, aux coeurs purs".".".".
Texte de Jacqueline Masson
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