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Jean
COCTEAU
LA
MACHINE INFERNALE
LE SPHINX, OU L'ÉTERNEL FEMININ
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Sous des traits
de femme, un monstre associé à une divinité, voilà un symbole fort, qui
en dit long sur les sentiments de Cocteau...
Pour créer ce personnage, il va en effet, tirer un magnifique parti du genre que
le mot sphinx porte en Grec:
le féminin, et avec sa liberté coutumière, il va aussi mêler différentes traditions.
Il donnera pour compagnon, ou plutôt pour gardien, au monstre meurtrier de la légende
grecque le chacal égyptien Anubis qui veille sur les morts.
Il jouera sur la notion de vengeance et glissera de
l'idée de venger la mort de Laïus en punissant le parricide, rôle normalement
assumé par les hideuses Erinyes, vers une notion plus floue, symbolisée par Némésis.
Rappelons que Némésis est la Jalousie Divine qui punit les mortels trop heureux, ou,
plus simplement, la Vengeance elle-même.
Chargée ici d'exterminer les jeunes mâles qui passent à
sa portée, cette divinité poursuit donc en fait et sans le savoir le seul qui
soit véritablement coupable du Meurtre du Père (dont, selon la psychanalyse, les
autres rêveraient symboliquement...)
Pour remplir cette mission, elle devient Sphinx, mais
elle tombe dans le piège que lui tend la nature féminine de cet être fabuleux,
et c'est essentiellement sous l'aspect et avec la psychologie d'une jeune fille qu'elle
tentera de jouer son rôle.
L'invention de Cocteau, aussi
ingénieuse que compliquée, semble satisfaire la raison en donnant au succès
d'Oedipe une cause sentimentale, elle permet aussi des métamorphoses et des surprises,
qui enveloppent de "mystère" sa rencontre avec le Monstre. Ainsi, le Sphinx
apparaît tour à tour -on serait tenté de dire à la fois- comme une jeune fille, un
animal, une déesse.
Dans la tradition, il s'agissait d'une bête à tuer sans
états d'âme, un "fléau" envoyé par les
dieux. Nous retrouvons ici son caractère énigmatique, "le chien-fontaine... la vierge à griffes... la chienne qui chante..."
et sa férocité:
"Moi! moi! le
Sphinx!" proclame le Monstre, "d'une
voix lointaine, haute, joyeuse, terrible", lorsque se révèle à Oedipe
médusé celle qu'il avait d'abord prise pour une jeune fille.
De la femme, le Sphinx a la
coquetterie, le caractère jaloux, les brusques fureurs, les joies fulgurantes, il a sa
fragilité, ses doutes, sa tendresse, sa compassion.
Il a aussi la fraîcheur naïve et les
rêves d'"une petite fille
de dix-sept ansune petite fille
de dix-sept ans", âge
charmant, qui permet l'amorce d'une idylle avec Oedipe (il a dix-neuf ans) et qui met en
relief l'absurdité d'un mariage avec la reine, "une femme qui pourrait être votre
mère!" s'étonne-t-(il) elle.
La situation et les réactions du Sphinx
avant l'arrivée d'Oedipe apparaissent comme en écho de celles de Jocaste. Elles
montrent le même désir de vivre et d'aimer, la lassitude et la révolte face à des
obligations imposées, le refus ce qui semble absurde. Ecoutons le Sphinx:
"Voilà deux jours que je
suis triste, deux jours que je me traîne...", "J'en ai assez de tuer. J'en ai
assez de donner la mort"... "Pourquoi toujours agir sans but, sans terme, sans
comprendre?... pourquoi... pourquoi... pourquoi... pourquoi..."
Leurs gardiens ont les mêmes préoccupations, tous deux
redoutent les foucades de leurs protégées. Tandis que Tirésias calme et chapître sa
"petite biche", qu'il sait sensible et impulsive, Anubis s'efforce d'apaiser le
Sphinx et de le maintenir dans la voie définie par les ordres divins.
Il ne peut, cependant, l'empêcher de poursuivre sa
chimère, une chimère dont il (elle) ne se débarrassera jamais vraiment, celle
d'aimer, d'être aimée, de se dévouer jusqu'au sacrifice total, s'il le faut:
"Un jeune homme gravirait la
colline. Je l'aimerais. Il n'aurait aucune crainte. A la question que je pose, il
répondrait comme un égal. Il ré-pon-drait, Anubis, et je tomberais morte".
Elle offre ingénument à Oedipe l'ambitieux son image
personnelle d'un bonheur fait de tendresse réciproque. Timidement, elle lui propose:
"Et celui... ou celle qui vous mettrait en sa présence...
je veux dire qui vous aiderait... je veux dire qui saurait peut-être quelque chose
facilitant votre rencontre... se revêtirait-il ou elle de prestige au point de vous
toucher, de vous émouvoir?"
Par des mises en garde, elle fait l'impossible pour éviter
à Oedipe l'épreuve mortelle. Plus tard, quand elle lui a donné la victoire, elle
temporise et cherche à s'interposer, pour écarter la réalisation de l'oracle
abominable. "Je le préviendrai, je le sauverai, je le
détournerai de Jocaste, de cette ville maudite..."
Elle ne peut pas croire à l'ingratitude de son prince,
elle insulte Anubis qui l'avait annoncée, et ses cris rappellent ceux des amoureuses
raciniennes: "Menteur! menteur! regarde la route, Oedipe a
rebroussé chemin, il court, il vole, il m'aime, il a compris!... Vois-le qui saute de
roche en roche comme mon coeur saute dans ma poitrine."...
Revêtue de la forme redoutable de Némésis, oubliée par
le garçon qui court follement à sa perte, elle s'apitoie encore: "Il est si jeune..."
A la veille des noces fatales, elle tente d'y faire
obstacle en rapportant la ceinture offerte par Oedipe et elle essaie un ultime
avertissement, en envoyant son chien Anubis jusqu'au pied du lit nuptial. Celle qui
s'attendrit et qui prétend aimer "les faibles"
reste cependant "l'étrangleuse", elle
dompte, elle tue. Elle humilie et réduit à sa merci Oedipe, qui l'a sous-estimée:
"Silence. Ici, j'ordonne. Approche".
Plus tard, devant son échec et l'abandon du garçon, elle
éclate en cris sauvages:
"Kss! kss! Anubis... tiens, tiens, regarde, cours
vite, mords-le, Anubis, mords-le!...
J'ai la fièvre, je voudrais le rejoindre d'un bond, lui cracher au
visage, le griffer, le défigurer, le piétiner, le châtrer, l'écorcher vif!...
Je veux repaître ma haine, je
veux le voir courir d'un piège dans un autre comme un rat écervelé".
Terrible est cette colère, mais plus accablante et plus
terrible encore, est la pitié de celle qui redevient Némésis avant son envol
final:
"Les pauvres, pauvres,
pauvres hommes... Je n'en peux plus, Anubis... J'étouffe. Quittons la terre".
Car il est impossible de sauver le Mortel que le Destin a
condamné!
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