°
Rubrique lettres
> Cocteau
Jean
COCTEAU
LA
MACHINE INFERNALE -
Les
personnages
Site
Philagora, tous
droits réservés ©
__________________
Qui
voyons-nous sur scène?
Le second degré est, disions-nous, celui des personnages.
Les plus simples assurent l'actualisation, ils
donnent à la pièce un côté familier, ce sont les soldats, la mère et son enfant,
l'ivrogne. Nous observerons aussi, dans ce registre, certaines attitudes de Jocaste et
d'Oedipe.
Viennent ensuite les protagonistes, ceux entre qui
se joue l'action, Oedipe, Jocaste et, plus accessoirement, Tirésias.
Ceux qui suggèrent un ailleurs, Laïus et le Sphinx
avec, comme repoussoir parce qu'il est imperméable à ce monde insaisissable, Créon,
auront leur place au troisième degré.
DES GENS DE TOUS LES
JOURS.
L'actualisation doit
donner l'impression du vrai, elle nous permet de garder les pieds sur terre dans une
histoire surréaliste, surtout pour ses deux premiers épisodes, et c'est effectivement
dans l'acte du fantôme et dans celui du sphinx qu'apparaissent nos braves gens (sauf
l'ivrogne). La nuit de noces et le dénouement de l'énigme policière, qui constituent la
suite de la pièce, ont en eux-mêmes assez de réalité pour s'imposer à nous.
Les deux soldats
ont
les points de vue de leur âge et de leur condition.
Le plus jeune ne supporte pas son inaction, il brûle de
faire quelque chose et c'est lui qui décide de divulguer les visites du fantôme, il est
naïf et rêveur, dans son esprit, la reine est une jeune femme, le Sphinx doit être
accueillant aux jeunes hommes.
Son camarade a perdu cette fougue, il mesure les risques
d'une entreprise et se moque de la témérité de son collègue qui veut affronter le
monstre, il le dissuade de transmettre à la reine le message de son mari, il prend garde
à ses paroles en s'adressant à son chef.
Il a ses idées sur les Grands et sait que leur caprice peut
changer une destinée, positivement ou négativement.
Il donne les opinions de l'homme de la rue sur la
reine: une étrangère un peu folle qu'on n'aime pas vraiment, et sur les personnages en
place, le prêtre Tirésias, le prince Créon: des malins qui s'arrangent entre eux pour
gruger le pauvre monde.
(Notons, nous y reviendrons peut-être, que ce sont eux, de
simples soldats, qui voient et entendent le fantôme, alors qu'aucun des gens de
pouvoir n'y parvient).
La matrone, qui s'est attardée avec son enfant à une fête campagnarde et se hâte
maintenant de regagner la ville, outre qu'elle rend présente l'angoisse inspirée par le Sphinx,
engage un dialogue très simple avec le monstre, dont nous découvrons ainsi la
sensibilité.
Après avoir donné des avertissements maternels à celle qu'elle prend pour une jeune
fille, elle lui dit ses préoccupations, ses chagrins, les discussions acharnées de ses
grands fils sur la conduite à tenir face au fléau, elle se remémore avec une précision
poignante le sort tragique de son aîné, "mort au Sphinx",
elle raconte ses histoires de bonne femme et ses croyances naïves.
-
Par elle, nous connaissons l'insatisfaction générale
des thébains , sur la vie chère, les violences, les désordres, les intrigues de la
police, des prêtres, du prince. "Il nous faudrait un chef qui tombe du ciel, qui
l'épouse (la reine), qui tue la bête, qui punisse les trafics, qui boucle Créon et
Tirésias, qui remonte le moral du peuple, qui l'aime, qui nous sauve, quoi! qui nous
sauve!" Il y a vraiment une place à prendre!
-
Pas un instant, cette bavarde n'imagine qu'elle a devant
elle la cause de ses maux. C'est le petit garçon qui, tout ingénument, pose la
question: "Maman, dis, c'est cette dame, le Sphinx?" ...et il se
fait rabrouer par sa grande personne de mère!
Nous avons déjà dit un mot de l'ivrogne,
dont la chanson termine la scène des noces. Comme les soldats, comme l'enfant, il voit
les choses de façon simple et directe. Il a, de plus, cette curieuse dignité de
celui qui est au-dessus des contingences et qui se sent de plain-pied avec tout le monde
(vous rappelez-vous le Mendiant, dans Electre?).
Sa courte intervention a une saveur
incroyable: "Ho! tiens un mort!...Pardon excuse: c'est un soldat endormi...
salut,
militaire, salut à l'armée endormie... La politique... c'est une honte... Je dirais à la
reine: "madame, un junior ne vous convient pas... prenez un mari sérieux, sobre,
solide... un mari comme moi"...Salut à l'armée réveillée.." Cocteau, dont
je plaisantais les efforts pour faire populaire, a réussi là un joli petit morceau.
En somme, ces gens du peuple,
pourvus d'un bon sens élémentaire et en même temps nourris de vieilles
croyances qui les gardent accessibles au surnaturel, sont encore les héritiers, sur
un mode simplifié, des grands churs de la tragédie antique.
Pourquoi, direz-vous
peut-être, ne pas nous parler aussi du messager et du vieux berger qui amènent le
dénouement: des gens de la campagne, voilà qui complèterait parfaitement notre
collection!
Si vous voulez! Sautons jusqu'au quatrième acte,
écoutons-les parler:..."si j'osais... votre indifférence n'est pas de
l'indifférence. Je peux vous éclairer sur elle"..."Princes, que ne suis-je
mort afin de ne pas vivre cette minute!...hélas!..."
Sentez-vous le soin qu'ils prennent en
s'exprimant, à ménager à la fois l'importance de leurs interlocuteurs et celle des
choses qu'ils ont à révéler? Ils ont le ton noble et émouvant qui convient à la
tragédie. Ici, et ce n'est pas une critique, au contraire, nous renouons avec la
grande tradition classique, celle qui en effet convient à l'exceptionnelle gravité de la
situation. Cocteau ne s'y est pas trompé, en renonçant ici au pittoresque facile du
quotidien pour laisser toute la place à l'horreur sacrée.
Oedipe, en revanche, se maintiendra dans le
registre de la comédie de boulevards, tant qu'il n'aura pas senti, ou voulu sentir
l'étendue de son malheur.
Vers
la page suivante: Les protagonistes °
Rubrique lettres
> Cocteau
|