En
1937, Paul Claudel la présente, Lechy, dans le programme de
Georges Pitoëff, comme une figure de la liberté mais d'une
"liberté dérisoire qui donne sous l'amorce des sens
le dérèglement de l'imagination." (page 263.) C'est
aussi bien la promesse qui ne peut être tenue.
Mais,
ce n'est pas un des moindres personnages de la pièce: elle ne
saurait être absente de la vraie vie car on ne se débarrasse
ni du désir ni de l'imagination qui, en étendant la mesure du
possible, l'exacerbe. Claudel la porte et la portera en lui, éprouvera
comme une passion sa présence lorsque, sur un bateau, il
tombera amoureux fou d'une autre femme que son épouse. Il
rencontrera Lechy incarnée et la reconnaîtra, cette figure de
l'impossible accord des sens et du devoir, cette illusion qui
confond liberté naturelle et autonomie ,dans une impossible réconciliation,
rêvée, du plaisir et du devoir: tomber amoureux d'une autre
femme que la sienne, c'est l'écharde, humiliante au possible,
qu'il portera dans sa chair.
Mais,
LECHY,
que dis-tu de toi-même?
-
"Je veux voir" (page 36). Répétée,
l'expression fait apparaître la curiosité d'un regard avide
d'une vérité qui se dérobe sans cesse comme des pelures
d'oignons ou un emboîtement infini de poupées russes.
-
"Je mourrais s'il fallait que je travaille." (page
41). Elle inspire l'imagination comme une muse mais dans la stérilité
puisqu'elle s'évanouit à l'effort, comme le plaisir.
-
"Moi, je connais le monde". (page 42) Elle
est certaine de connaître parce qu'elle a beaucoup vu, dans les
voyages de son illustre théâtre; mais elle confond voir et
connaître. C'est un corps, une imagination ,une intelligence,
qui jouent et se réjouissent de l'illusion, sur les planches du
théâtre.
Elle
vit dans le "comme si c'était vrai"
(page42). C'est une image de l'absence, de ce qui sous le masque
se dérobe sans cesse, de ce qui est représenté, un
reflet de ces spectateurs qui viennent fuir leur contingence
radicale, leur effroi de ne pouvoir répondre aux questions
fondamentales sur l'origine et la fin de l'existence (page 43).
Elle objective ce que l'homme porte en lui, elle n'est plus que
la projection sur la scène du désir de l'homme, qui l'achète
comme on achète un cheval.
-
"Je suis toute à tous". (page 44) Elle se
donne à voir, ivre du pouvoir qu'elle exerce sur tous: "Et
quand je crie, j'entends toute la salle gémir" (page
44). Certes, son expérience lui permet de comprendre, mais
c'est
l'expérience de la passion, une expérience subie.
-
"Mais je puis pénétrer jusqu'à l'âme" .
(page ) Jusqu'à signifie, jusqu'au contact de, sans
entrer. Elle peut tout comprendre par la parole qui épouse
la pensée, elle accède a tout ce qui relève d'animus mais,
elle ne peut pénétrer l'intimité de l'âme car l'âme c'est
ce qui n'est séparé de soi par rien. Même le Prince de
l'intelligence, le porteur de lumière, Lucifer ne peut y accéder.
Parce
qu'elle est exilée dans l'objectivité, dans ce qui se voit, ce
qui exige la distance, la séparation, Lechy est une nomade qui
ne se repose jamais, qui se fuit toujours dans le mauvais infini
d'un désir, qui croit sans cesse se satisfaire d'un horizon.
Elle est prise dans un jeu qui finit par une capture (page 58)
et elle se nourrit de la souffrance des autres, voilà pourquoi
elle est si triste. (pages 74 et 78)
-
Elle apparaît comme la liberté (page 79 et 84) dans le
chatoiement d'une multiplicité toujours possible bien propre à
affoler le désir (pages 72 et 80).
-
"Je suis tellement triste! O! si tu savais la tristesse
qu'il y a en moi !" (page 84). Elle est triste comme
le plaisir.
-
"Pourquoi ne vous tuez-vous pas ?" (page 91);
Lechy est possédée par le diable, c'est l'auxiliaire du
diable, la tentatrice, qui pousse au désespoir, au refus du
salut dont le suicide n'est qu'une figure. "J'ai des idées
diaboliques !" (page 93). "Vous êtes entre
mes mains" (lire le texte de la page 96:
"Et le mal n'est point pour un seul mais il se propage
sans fin"). elle crache la mort sur celui qui voudrait
se sauver: "Sûrement il est mort! qu'il n'espère pas
m'échapper! Déjà elle brûle: "Et moi aussi je
brûle! et toi, tu brûleras aussi dans le milieu de l'enfer où
vont les riches ..." (page 119).
On
comprend que l'idée fondamentale de la première version, L'échange
I. fut une idée religieuse (page 267)
Ce
que dit Lechy d'elle c'est qu'elle est cette promesse qui ne
sera pas tenue et qu'elle le sait. Le monde semble lui avoir été
donné mais, l'essentiel, l'intimité de l'âme, la force de
l'amour qui en jaillit, lui sont interdits. Autant dire que tous
ses succès ne sont que des figures de l'échec, d'où sa
tristesse incontournable.
LECHY,
ce qu'on dit d'elle ?
-
Marthe la découvre avec horreur. "Certes
il faut que tu sois le diable pour avoir trouvé ce mot là!"
(page 96)
"Silence, louve!"
-
Louis Laine nous en dit plus: "Elle (Lechy)
te vaut bien" (page 61).
"Il y a l'intelligence! ... l'on peut causer avec
elle" (page 61)
"Tu sais, c'est une artiste, et elle dit que je suis un
artiste aussi; elle ne tient pas à l'argent" (page
66)
"Il (Thomas) l'a ... comme on a un
cheval"
Mais
il finit par reconnaître: "Elle ne te vaut
pas,... et elle n'est pas honnête" (page 75)
-
Thomas nous en dit peu et beaucoup à la fois:
"Lechy, je ne puis supporter votre profanité" (page
119).
Effectivement Lechy se situe en dehors du temple. |