Ne perdons
jamais de vue pour comprendre cette pièce que Claudel vient de
se convertir: entré par "hasard" dans une église,
appuyé à un de ces piliers qui représente un arbre s'élançant
vers le ciel, il a été ébloui et il a répondu à l'appel de
cette lumière en se maintenant tourné vers elle: le voilà réchauffé
par cette vive flamme, par la douceur de l'amour et éclairé
par elle, par l'amertume, effet de la lumière.
Le voilà saisi
et étourdi par cette profondeur de lui même qui se révèle à
lui dans un regard qui le traverse: cette volonté du bien qui,
au sens le plus strict l'anime, sans que pour cela son esprit
comprenne très bien en quoi ce don de soi, cette aliénation
totale peut bien être la meilleure manière de se retrouver:
comment l'âme, au plus près de Dieu, l'intuition
peut-elle être la compagne de l'intelligence qui se perd dans
les détours, comment le conflit qui va l'habiter, la crise
qu'il va souffrir pourra organiser son chaos intérieur.
Étourdi, certes, au point de croire que le don de soi passe par
le don de sa liberté, que la fidélité exige l'apparente
passivité de la contemplation, et que la liberté reste ce
fardeau dont on ne peut se décharger. En pleine crise intérieure
où tout se réorganise, exilé loin de ses racines, car
il faut que l'homme quitte la terre natale de sa famille,
Claudel découvre, après avoir traversé l'océan, des êtres
humains qui reflètent les composantes de sa vie intérieure,
les interlocuteurs qui le hantent et le bouleversent et
dont il ne peut se séparer sans disparaître. Il va donc
falloir faire avec eux, et, tout au plus, les objectiver, les
mettre en scène pour prendre cette distance qui permet, dans le
dialogue la recherche de la vérité.
Marthe c'est présentement
ce qu'il y a de meilleur en lui: anima, l'archétype divin, le
dynamisme qui s'élance pour créer, pour donner le vie, pour
enfanter et pour bâtir dans une oeuvre commune de toutes les
composantes de son être: deux hommes (Louis et Thomas), deux
femmes (Marthe et Léky). C'est dire que Claudel voit affleurer
au plus profond de lui-même une réceptivité bien féminine
une fidélité dans l'exil acceptée avec sincérité, une
servante du Seigneur. Et parce qu'il ressemble à un hibou ébloui
par le soleil qu'il a vu, dans l'illumination de sa conversion,
Claudel ne voit d'abord que la passion d'un don de soi absolu, où
il semble que le moi se soit perdu dans l'amour et la vérité,
sans jamais pouvoir se retrouver. Douce-amère, aimante et
humble, c'est Marthe, c'est l'âme: cinquante ans plus tard,
Claudel aura mesuré sa "bourde", grâce à des
acteurs exceptionnels et dans la deuxième version de sa pièce
il reviendra sur ce premier aveuglement bien compréhensible:
cela nous vaudra la deuxième version de L'échange avec une
Marthe pleinement épanouie, pleinement retrouvée: une
puissance, une force qui met toute son intelligence et son âme
au service du bien: elle ne veut plus que le bien, elle est le
bien qu'elle poursuit. La contemplation ne peut plus être
distinguée de l'action: contemplation et action bien unies,
parce que l'action se nourrit de la contemplation.
Mais dans la
première version à laquelle nous nous attachons ici, Marthe
ressemble à une épave, qui souffre la nuit des sens et de
l'esprit, qui confond le don de soi avec sa perte, avec la
passivité, pour peu que Laine la lâche, et ne tienne pas ce
pari sur la vie qu'est le mariage. Elle en reste à la réciprocité
de l'échange qui l'aliène à autrui, à sa bonne foi. En
effet, pour elle, le mariage a été cet échange, ce contrat
sur lequel on ne revient pas: le don total que rien ne peut
payer si ce n'est le don total de l'autre. Elle n'a pas réalisé
qu'il ne s'agit plus d'un échange mais d'un acte de foi. Si
dans le mariage chacun retrouve ce qui lui manque c'est pour
accomplir l'œuvre de création. Chacun donne ce qu'il est et reçoit
la collaboration de ce qu'il n'est pas: mais tout est ordonné
à une oeuvre, aimer c'est regarder dans la même direction
disait l'auteur du petit prince, puisque, pour chacun être
c'est se faire grâce au dynamisme qui l'habite. Nous voilà prêt
à comprendre ce que Marthe dit d'elle. |