S'il
s'agit bien de réagir contre une société confondant
la réalité avec le personnage qui la masque, s'il s'agit de
représenter par une mise en scène la vraie vie,
selon le vœu de Mallarmé il faut bien, pour libérer l'échange
et rendre possible le dialogue, que chaque interlocuteur parle
et fasse entendre sa différence, ce qu'il est le seul à
pouvoir dire de lui parce qu'il est le seul à l'éprouver, et
qu'il puisse écouter ce qu'on dit de lui, ce que les autres
sont seuls à pouvoir dire de lui.
A ce prix, au prix de l'authenticité, la vraie vie sera présentée
par des dialogues où s'échangent des sollicitations comme
autant d'appels à une reconnaissance de la vérité par
consentement mutuel: ce qui est échangé c'est la parole, ce
qui exprime alors une vérité profonde d'un individu. La
vraie vie, ça bouscule les masques figés dans
des grimaces et chacun de tomber , sans avoir
toujours à qui se raccrocher, dans l'essentiel qui le constitue
, au risque d'être étourdi par la chute.
Nous allons suivre, pour chaque personnage de l'échange ce
"balancement" entre ce qu'il dit de lui et ce qu'on
lui dit, ce qu'on dit de lui.
Commençons
par Louis Laine.
1 -
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Je ne sais ce que c'est qu'hier et
que demain
C'est assez que d'aujourd'hui pour moi
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Page 13
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2 -
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Je ferai ce qu'il me plaît de
faire
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Page 28
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3 -
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Je prenais l'argent dans la caisse
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Page 16
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4 -
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J'ai du sang d'Indien dans les
veines
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Page 16
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5 -
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Je ne fais rien du tout le jour, et
je chasse tout seul ...
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Page 18
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6 -
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Je voudrais vivre dans l'eau
profonde ...
Je voudrais être poisson, je volerais ... Je voudrais
être un serpent dans l'épaisseur de l'herbe
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P. 20.21
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7 -
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Que fais-tu de mon âme, l'ayant
prise.?Je me défie de toi.
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P. 26,67
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8 -
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Ma vie est à moi et je ne la
donnerai pas à un autre.
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Page 27
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9 -
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Je serai libre en tout ! Je ferai
ce qu'il me plaira de faire.
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Page 28
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1
- La possibilité même de l'échange est annulée: pas d'épargne
préalable qui exigerait de brider le goût pour l'immédiat, de
s'appuyer sur hier pour aller à demain, de donner une
orientation et un sens à sa vie par une promesse tenue: par
exemple par l'obligation de rendre compte d'un dire passé. Si aujourd'hui
suffit à le satisfaire c'est qu'il se contente des deux
seules choses qui sont données, le corps et l'instant, c'est
qu'il se contente du milieu, le jour, la mer, et de son pouvoir,
de sa vie, la liberté naturelle qu'elle lui donne. Il se réduit
à des noces avec l'instant, toujours recommencé, avec la mer,
avec son corps dans la jouissance de sa vie.
En fait il n'est pas prêt à donner quoi que ce soit en
échange et, au début de la pièce, il arrive effectivement au
jour de lumière, réduit à son corps, nu comme un ver, pur
comme un innocent. Il renie le dire "ancien" pour
s'engager à faire ce qui lui plaît dans le refus de donner une
part de sa vie, sans voir, et Marthe le lui rappelle, pourquoi
la vie lui a été donnée. Cela revient à s'engager à ne
pas s'engager, à ne jamais rien donner, à ne jamais
sacrifier l'immédiat de la jouissance (2 -)
3
- C'est d'ailleurs son premier choix de prédateur: il prend
l'argent non pas pour échanger mais pour le jeu, pour son
plaisir. Il vole, le fruit du travail d'un autre, il refuse de
donner en échange. Car échanger serait, lui semble-t-il , maîtriser
cette liberté naturelle qui l'enivre, se détourner du présent
et du corps, renoncer à vivre dans ce que sa jeunesse semble
lui donner à profusion. Pour toujours?
9
- Son futur est dans le présent de l'illusion d'une éternelle
jeunesse qu'il rêve de passer entre le ciel, la terre et la
fluidité de l'eau, dans des noces avec la nature, dans la prétention
d'annuler le temps, dans la répétition du même qui se moque
bien de l'altérité, de la prise en considération de l'autre,
de l'amour , cet amour qui se nourrit de sacrifices. Prendre,
prendre à l'infini de l'azur et d'une mer que pourtant la ligne
d'horizon ferme. (Je
ne fais rien du tout le jour)
6
- Dans l'épreuve de soi, dans sa vie il communie avec la nature
et rêve d'une expansion que rien n'arrêterait dans l'eau, dans
l'air et au plus prêt de la terre dans l'épaisseur de l'herbe.
Ce que Louis Laine (
à écouter son nom on entend un écoulement, une fluidité
comme s'il glissait toujours ailleurs) nous
dit de lui à travers ces paroles c'est l'endroit,
comme une revendication de sa jeunesse qui veut tout sans rien
donner en échange. C'est toute sa "pente" qu'il lui
faudrait remonter, pour ne pas s'annuler et se noyer
dans le narcissisme. Mais ce que l'on entend, ce que Marthe nous
fait entendre en parlant de lui, en lui parlant, c'est l'envers
de cette fausse gloire, le meilleur de lui même : et c'est
dans l'échange avec Marthe que l'envers
apparaît sans cesse, comme si l'épouse, en contrepoint, était
seule à pouvoir le sauver, à l'enfanter à une vie d'homme.
Marthe la douce, la servante au plus près du Seigneur, et
pourtant toujours amère parce que miroir où viennent se briser
les rodomontades du carpe diem. Marthe ,la
conscience de Claudel?
-
Ce
que Paul Claudel représente dans cette première scène de
l'acte I- (jusqu'à la page 32) c'est la nécessité de l'échange
sans lequel aucune vie humaine, aucune vraie vie ne peut
apparaître. Aussi bien l'échange du présent et de
l'avenir, le sacrifice de l'immédiat dans le "faire sa
vie", l'échange du plaisir contre la joie de réussir,
l'échange de paroles par lesquelles advient la lumière sur
soi, par quoi les idées adéquates se forment.
8
- L'affirmation d'une propriété qui ne veut pas s'échanger
masque mal le refus de jouer à qui perd gagne c'est à dire le
refus de l'échange. Y aurait-il jusque dans l'échange, d'une
manière ou d'une autre, le signe d'un don de soi, d'un
renoncement: comme d'un oiseau qu'on prend par les ailes
tout vivant (page 16), selon la traduction de Louis Laine,
à contresens.
Et la scène I- après un échange flamboyant de vérité et
d'authenticité se termine pourtant dans la confusion des
sentiments dans le mensonge et dans la méfiance. |