A
l'adolescent qui ne désire pas choisir dans la multiplicité
des voix qui,
comme autant de muses diverses, l'agitent de mouvements
contraires, à l'adolescent qui se meut selon les voies de
l'expansion ou de la rétractation, entre l'ouverture et la clôture
monacale, le paradis promis paraît bien loin du morne
positivisme ambiant, la vraie vie paraît toujours absente,
selon la plainte de Rimbaud. Et la quiète bourgeoisie se
rassure: "il" se rangera comme les autres et deviendra
un vieux assis sur les tombes de toutes les facettes sacrifiées
au conformisme, sur toutes les interrogations qu'il aura échangées
contre la pacotille des propos assagis noyés dans la résignation.
Eh
bien, dans le concert des parcours convenus, sitôt accomplis
sitôt oubliés, Paul Claudel, tout en filant les métaphores
des échanges dans une carrière diplomatique aux quatre coins
du monde, assume pleinement ses voix de la chair et de l'esprit,
enfante dans la beauté des pièces de théâtre pétries par la
force des sentiments, leur conflit préservé. Comme une mère
qui refuse de choisir entre les enfants de sa chair et de son
esprit.
Pourquoi
figurer la vraie vie dans des pièces de théâtre? Parce que
Claudel tient de Mallarmé que le théâtre est la voie royale
de celui qui veut mettre en scène la vraie vie en objectivant
la diversité qui l'habite sous la forme de personnages. A celui
qui ne veut pas se figer dans une de ses facettes, le théâtre
s'offre, non pas comme un jeu de l'âme mais comme le lieu de la
présence, de cette espérance, celle qui foisonne dans
l'adolescent et qui lui ouvre, au nom du rêve, "les
portes de l'avenir" (page 270). Ce que Mallarmé réduisait
à des jeux de l'âme, comme autant de signaux, Claudel l'étend
aux affrontements de l'incarnation dans L'échange entre la
chair la plus sensuelle (Lechy), l'âme au plus près de Dieu
(Marthe), le prodigue le plus libertin (Louis), le
publicain qui ose mêler la sagesse divine et la sagesse
pratique (Thomas).
A l'effarement général, Claudel met cette multiplicité, cette
richesse, au service du travail bien fait avec comme résultat
une oeuvre où la vraie vie est présente, ou tout au moins présentée
sur les planches. Mallarmé avait réagi ainsi à Tête d'or :
"Le théâtre, certes, est en vous."
Mais,
par quel miracle est-il passé hors de lui? Par quel miracle ce
tumulte interne a t-il été objectivé sinon par le miracle de
la création. Avec L'échange, nous allons nous tenir au plus près
de la création. Quel pont Claudel jette t-il entre le moi et le
monde?
Le
fondement de l'échange apparaît ici. Si l'échange est
toujours possible, c'est que de l'un à l'autre des personnages
il y a plus une différence de degré, d'orientation et de
tension, qu'une différence de nature: par une conversion
toujours possible au bien ou au mal, chaque personnage peut
changer et échanger le rôle. Voilà pourquoi, le publicain
Thomas "précèdera" peut être dans le royaume de
Dieu (page 263). Voilà pourquoi Marthe "tend" la main
à Thomas, à la fin de la pièce, désignant ainsi à l'enfant
qui naîtra d'elle le père qu'il nécessite et qu'il mérite.
"Elle lui tend la main qu'il serre en silence" dit la
première version, page 127.
"Elle lui tend la main sans le regarder", écrit,
cinquante ans plus tard, Claudel dans la deuxième version, page
259.
Nous
allons donc entrer en relation avec
un Claudel, véritable éléphant blanc, énorme à profusion,
soucieux de ne rien sacrifier de ce qui l'habite, mais qui veut
conduire sa multiplicité, l'ordonner à la création d'un
nouveau monde par un travail d'enfantement: les quatre
personnages sont des délégués qui le représentent sur la scène
dans un conflit commençant par la "prise" d'une
femme (par Louis) et qui se résout dans l'échange d'une main
tendue , d'un enfant promis et accepté.
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