Aussi, loin
de servir à montrer l’indépendance de la raison humaine
à l’égard de la loi naturelle, nous sommes conduits à
ne voir dans l’ordre introduit par la raison dans la
nature phénoménale qu’un jeu par lequel cette nature même
s’engendre. Par conséquent, en tant qu’êtres individués,
nous sommes soumis à l’impératif que nous dicte la
nature en soi : accroître par notre propre survie
l’expansion de la volonté naturelle. Nous sommes ainsi
asservis à un impératif de conservation, et c’est cette
nécessité vitale qui nous oblige à nous représenter un
ordre naturel, représentation qui nous assure une
possibilité de survie. Le concept et l’intelligence sont
issus d’une nécessité pratique d’adaptation vitale,
comme l’ont suffisamment mis en lumière Nietzsche et
Bergson, pour qui l’activité consciente ne fait que
dessiner un certain champ d’action possible autour de
nous. Nous sommes, par conséquent, obligé de reconnaître
que cette nature seule est vraiment libre. Nous voici donc
reconduits à l’affirmation déjà avancé : la
nature se maintient. Mais nous pouvons faire à présent
l’économie d’un principe transcendant : la nature
se maintient par elle-même. Deus sive natura, la
nature crée le lieu de sa propre expansion, comme l’ont
exprimé les stoïciens. Aussi la nature est-elle Dieu même,
libre en soi, cause de son propre être. Dès lors, suivant
l’analogie antique du cosmos à l’organisme,
pouvons-nous dire que, étant parties de la nature, nous réalisons
notre être propre, en suivant sa loi. Il nous est par conséquent
nécessaire de reconnaître son ordre pour connaître notre
propre fin et nous y conformer. Mais, en ce cas, s’il
s’agit pour nous de réaliser rationnellement et
volontairement ce que l’animal réalise par instinct et la
pierre par nécessité, ne pouvons-nous pas dire que nous
sommes libres aussi de nous affranchir de son ordre comme de
nous y soumettre ?
En effet, si l’homme a la possibilité de
s’inscrire, c’est parce qu’il peut s’écarter.
L’homme, milieu entre le néant et Dieu, doit réaliser
par ses propres forces ce que la nature fait pour les autres
êtres. Or, comment s’introduit cette liberté dans le
monde ? N’est-ce pas par la rupture de l’ordre nécessaire
et la défiance à l’égard de la loi naturelle que
l’homme en est venu à s’écarter de cet ordre qu’il
lui faut reconquérir par les moyens qui lui ont permis de
s’en écarter ? En ce cas, la condition
d’apparition de la liberté n’est-elle justement pas le
dépassement de la loi ? C’est là l’histoire de la
chute originelle, grâce à laquelle St Augustin espère
donner un sens à la liberté humaine. Le péché, par
lequel le genre humain dans son entier est traversé,
condition même de son avènement, consiste en ceci que l’Adam,
ayant préféré l’amour de sa compagne à la soumission
au commandement de Dieu, ne veut pas ce qu’il peut et
ouvre un abîme infranchissable entre sa volonté et sa
puissance, sa liberté et la loi de la création. S’étant
écarté de l’ordre par désir d’indépendance, il
s’est montré libre, mais par là-même plus que jamais dépendant
de cet ordre auquel il ne peut aspirer que par la Grâce
divine. Dans cette attente la liberté doit lui servir à
reconquérir ici bas un empire sur la chair dont son orgueil
a rompu l’unité.
Ainsi l’essence même de l’homme est la liberté.
Mais quelle liberté ? Nous avons vu plus haut pourquoi
le recours à un principe transcendant ne nous servait de
rien. Le discours augustinien sur la chute nous apparaît dès
lors comme une réflexion sur la liberté de l’homme hors
Dieu, discours qui, pour la première fois, pose
radicalement le problème du rapport de la liberté à la
loi. Mais si l’homme est libre, libre et sans Dieu, alors
pourquoi tout n’est pas permis, pourquoi ne peut-il
construire un ordre concurrent à celui de la nature ?
Pourquoi s’agite en lui cette force qui toujours veut le
mal et toujours fait le bien ?
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