Poussons,
à présent, plus loin notre recherche et demandons-nous
quel est le lieu de la nécessité. Suivant la distinction
canonique d’Aristote, nous pouvons reconnaître la nature
comme le lieu de la nécessité, alors que le monde des
affaires humaines est celui de la contingence. Retenant le
propos logique établi plus haut, c’est de la Nature
qu’il nous faut partir pour concevoir la liberté. Ainsi
posons-nous la question : comment se réalise la nécessité
naturelle ? Autrement dit, comment se maintient la
nature ? Nous pouvons commencer par établir que la
Nature se maintient dans le temps. Le caractère nécessaire
d’une loi de la nature dépend en effet de la possibilité
d’une connexion causale de deux phénomènes et partant de
leur liaison temporelle. En ce cas, comment concevoir la nécessité
pour la nature de se maintenir dans l’être ? L’étymologie
ici nous aiguille sur l’impensé de nos formules
habituelles. Maintenir, en effet, manutere en
latin, signifie tenir avec la main. N’est-ce pas en effet
ainsi que s’est conçue jusqu’à peu la persistance de
l’étant universel : par l’effort volontaire d’un
principe transcendant à l’ordre naturel, entendons Dieu.
C’est bien l’être divin qui, chez Descartes notamment,
fournit autant de force à maintenir l’être de la nature
dans le temps qu’il en avait mis lors de la création et
qui permet ainsi de parler de création continuée. Ainsi le
maintien de la nature appelle un principe d’ordre
transcendant et divin. Or, en ce cas, notre question de départ
trouve sa réponse. Si nous postulons l’existence de Dieu,
nous présupposons avec elle l’idée d’une loi divine et
par là-même la nécessité pour nous, créatures, d’y obéir.
Mais la liberté de Dieu est-elle liberté absolue ou nécessitée
en sa manifestation ? Comment une liberté qui
s’exprimerait par une loi ne serait-elle pas loi elle-même ?
Raison pour laquelle Leibniz rejetait la thèse de la création
des vérités éternelles, thèse qui semblait introduire de
l’arbitraire dans la création divine.
Mais
un problème se pose en ce que, par le fait du recours à la
loi divine pour expliquer la liberté divine, nous nous
donnons justement ce qui est question, à savoir l’intégration
de la liberté dans la loi. Aussi nous faut-il entreprendre
une seconde navigation, en reprenant notre dernière
interrogation : comment concevoir le maintien de la
nature dans le temps et par là l’existence d’une législation
universelle ? Quittons alors les abstractions et
demandons-nous pour qui y a-t-il nature ? Justement
pour nous, dont la liberté par rapport à elle est pour
l’instant en question. Aussi rangeons-nous à cette évidence
phénoménologique : concevoir la nature et sa nécessité,
c’est pour nous retenir les moments de son apparition.
C’est du point de vue de l’être raisonnable que se conçoit
la nécessité universelle des lois naturelles. Aussi
pouvons-nous faire nôtre l’héritage kantien en vertu
duquel c’est la raison qui maintient et organise le phénomène.
De par l’idéalité transcendantale, un phénomène ne
peut se donner à notre perception que dans la mesure où ce
divers est organisé à partir des formes a priori de notre
sensibilité. Ainsi le phénomène ne s’engendre pas dans
le temps, comme une algue dans l’eau, mais par le temps,
ce temps n’étant autre chose que l’activité logique de
synthèse par laquelle s’opère la saisie du phénomène
dans l’unité du Moi pur.
Ainsi nous cherchions à fonder la liberté à partir de la
nécessité, mais c’est finalement la nécessité qui est
conditionnée par l’activité législatrice et rationnelle
du sujet transcendantal. Aussi la question se pose-t-elle de
savoir si la raison, et avec elle le sujet qui la porte et
qui introduit cette légalité dans l’ordre naturel, ne
pourrait pas être dite libre car première par rapport à
la nécessité qu’elle engendre.
Or,
la question qui nous retient à présent, celle de savoir si
la raison est libre par rapport à l’ordre qu’elle
introduit dans la nature, nous conduit à celle-ci :
qu’est-ce qui fonde cette législation rationnelle ?
Mais il convient, avant tout, de rectifier une erreur
possible : celle de l’idéalisme. En effet, ce Je
dont l’activité originaire permet d’appréhender
l’unité du divers phénoménale dans le temps et dans
l’espace, ce Je est tout le monde et il n’est personne.
En tant qu’être sensible et incarné, je ne peux pas ne
pas percevoir le monde tel que je le perçois : ce
monde est déjà constitué pour moi qui m’y inscrit, même
s’il est constitué par le Moi transcendantal qui, par définition,
n’est pas de ce monde. Il s’agit, comme Merleau-Ponty a
pu le montrer dans La structure du comportement,
d’une intégration réciproque de l’organisme à son
milieu et du milieu à l’organisme. Aussi, si c’est bien
le sujet pur qui fonde la légalité naturelle, cette
activité n’est pas le fait d’un libre choix, mais celui
d’une adaptation nécessaire. En créant un ordre, je crée
l’ordre auquel je me rapporte. Je s’individualise. Le
monde est certes représentation, mais cette représentation
est nécessitée elle-même par l’unité en soi du monde
qui phénoménalement se distingue d’elle-même pour se
donner l’être et l’extension spatio-temporelle de son développement.
Il serait permis d’illustrer cette idée à partir de la
théoscopie de Jacob Boëhme en laquelle, Dieu, principe
unique, engendre le monde pour se connaître par le retour
à soi-même. Autrement formulée cette idée se retrouve
chez Schopenhauer dans Le Monde comme Volonté et comme
Représentation. L’essence du monde est la Volonté
absolument libre mais qui s’objective en Idées singulières
dont la nature consistent à s’opposer et se dépasser à
travers la lutte des individualités qui les composent.
|