C’est
finalement la possibilité du jugement, et donc du langage,
qui fonde la possibilité de l’expérience, et
inversement. Mais cette position de sujet du discours
n’est possible qu’à condition de se représenter le Je
comme signifiant de nous-même. Cette représentation de moi
dans le Je de l’énoncé consiste en une identification
qui suppose que je sois parvenu à m’opposer aux autres
signifiants de mon discours.
Cette
opposition n’est elle-même possible qu’en tant que je
me suis séparé du monde et de l’objet pour m’apparaître
comme moi-même. Or cette séparation suppose elle-même une
distinction d’avec le non-moi. Cette séparation est
commandé par ce que la psychanalyse freudienne et
lacanienne nomme « refoulement originaire ». Ce
refoulement met en place le sujet comme lieu d’un désir
d’unité à jamais perdu mais sans cesse réactivé dans
la poursuite d’objets de retrouvailles, substituts au désir
premier d’être l’objet du désir de la mère. La «
castration » conduit à nommer la chose perdue en même
temps que Je comme sujet de ce désir. Selon une expression
de Lacan, le sujet dès lors « représente un signifiant
pour un autre signifiant ». En tant que « Je » nomme
l’objet de mon désir, « moi » suis déjà écarté de
la possibilité de l’être, pour seulement me positionner
face à lui comme l’ayant ou ne l’ayant pas. Ainsi le
langage est le lieu où « Je » représente « moi » comme
sujet d’un désir à jamais méconnu pour autant que «
j’ » en parle, sans parvenir jamais à le nommer puisque
que mon langage est justement nécessité par la perte de
l’objet de ce désir. Cette position de mon être parlé
par le langage, où Je n’est que le signifiant d’une
impossible réconciliation, c’est ce que Lacan nomme le «
parlêtre ».
Dès
lors que la communication de moi aux autres et à la réalité
apparaît comme un instrument du langage par lequel celui-ci
instaure un monde de significations où je dis tout à fait
autre chose que ce qui se dit en fait, comment comprendre
alors que la communication quotidienne s’établisse sur le
préjugé d’un langage-instrument transparent à celui qui
l’utilise ? Que signifie donc que le langage soit conçu
comme un instrument de communication ? Nous avons pu
l’observer, l’idée d’une communication maîtrisée ou
maîtrisable crée un rapport naturel du langage et de la
communication. Parce que le langage est un instrument de la
communication, il n’y aurait qu’à savoir s’en servir
pour communiquer mes pensées ou idées aux autres. Nous
avons vu ce que cette instrumentalité du langage recelait
en fait : un inversement du rapport, où la communication
est un instrument par lequel le langage déploie, dans et
par ses règles, la possibilité du dicible et communicable.
Or, si la pensée suppose le langage comme véhicule de la
signification ne doit-on pas reconnaître que notre pensée
même est commandée par ce qu’il est possible ou non de
dire ? Dès lors l’aveuglement sur le mécanisme du
langage et la détermination qu’il entretient à l’égard
de notre représentation de la réalité conduit
naturellement à une aliénation de notre rapport à nous-mêmes
et aux autres. C’est la fonction de l’idéologie dénoncée
par Marx : entretenir chez les sujets pensants et parlant
une certaine idée de la réalité à laquelle ils adhèrent
et qu’ils considèrent comme naturelles alors qu’elle
est commandée de part en part par un pouvoir étranger.
L’idéologie pénètre jusqu’au langage même et
changeant les significations atteint à la réalité même.
Une illustration de ce mécanisme est particulièrement
visible dans 1984 de Georges Orwell. Le pouvoir totalitaire
de Big Brother vise, pour contenir toute critique, épuise
la pensée en changeant le sens des mots et en faisant
disparaître du dictionnaire ceux qui contredisent ses visées.
Ce qu’Orwell appelle « la nov-langue » est l’objet
d’une manipulation consciente par l’autorité mais nous
pourrions nous demander si le propre affaiblissement de
notre langage dans une communication standardisée et
utilitaire, réduite au plus simple fonctionnel, ne masque
justement pas la réalité d’un pouvoir qui se communique
à tous sans qu’il soit possible de faire retour sur lui
à travers les significations que ce pouvoir nous lègue ?
C’est là la critique qu’Adorno opère à propos de la
rationalité instrumentale moderne. Dans la Dialectique de
la Raison, il montre ainsi que le réformateur le plus honnête
qui souhaiterait promouvoir un changement renforcerait, par
l’utilisation d’un langage dévalué, le pouvoir qu’il
veut abattre. Parce que le langage véhicule les catégories
métaphysiques d’une époque – métaphysique entendu au
sens de ce qui sous tient le rapport au réel mais
n’apparaît justement pas dans ce réel – l'entreprise
qui consisterait à utiliser ce langage pour critiquer cette
époque achoppe nécessairement dans son projet. |