Aussi
pouvons-nous conclure que c’est le langage qui se
communique lui-même au travers de son utilisation. Il
transmet dans l’échange du discours sa propre économie
normative mais demeure inacessible à la transformation
volontaire. En une certaine mesure nous devrions même dire
que la communication est un instrument du langage, le lieu
par où le langage se fait.
Mais si le
langage communique réellement plus que ce que nous
communiquons consciemment à travers lui, alors même que le
langage n’existe qu’en tant que nous le parlons, comment
comprendre ce décalage entre ce qu’on dit dans la
communication et ce qui se dit par nous, au-delà de nous ?
Si le langage communique au-delà de la simple visée
pratique, quel est notre rapport au langage dans sa
manifestation quotidienne et son utilisation immédiate ?
Nous
l’avons vu, le langage, dans l’articulation des règles
qu’il met en jeu, est un système de possibilité des énonciations
qui peuvent se faire jour en lui. Aussi nous faut-il reconnaître
que le langage n’est pas un instrument transparent mais le
lieu où s’élabore la possibilité d’une communication
entre nous, nos semblables et la réalité que nous
partageons. En effet, le langage ne permet pas de tout dire.
Les restrictions normatives auxquelles son usage nous soumet
regarde deux ordres : d’une part la forme, puisque pour être
comprise une proposition doit être articulée à l’aune
d’une communication possible. Seule la poésie peut tenter
le diable en poussant le langage hors de ses gonds. Ainsi le
poète parvient-il à communiquer les effets du langage
lui-même en usant du langage. C’est le meilleur exemple,
car conscient, d’une tentative pour le langage de
communiquer son pouvoir propre. Mais si l’on entend par
communication, la relation d’échanges intersubjectives à
visée pratique, force est de reconnaître qu’une société
de poètes ne saurait longtemps survivre coupée du monde.
L’un qui se présenterait «Calme bloc ici-bas chu d’un
désastre obscur» (Mallarmé) se verrait retourner «Là où
naît le danger croît aussi ce qui sauve» (Hölderlin).
Mais la possibilité énonciative ne dépend seulement de la
façon dont on communique mais aussi ce que l’on peut
communiquer, autrement dit le fond de notre discours. Comme
a pu le montrer Foucault dans l’Archéologie du Savoir,
chaque époque et chaque société possède un « a priori
historique » qui définit l’économie des régimes
discursifs possibles, ce que Foucault appelle « l’énoncé
». L’énoncé n’est pas à proprement parler dans le
langage, mais à sa frontière. Il dessine le contours
d’objets possibles, accessibles alors au langage et au
regard. C’est dire que le mot ne vient pas nommer la chose
après que la chose se soit donnée à voir, mais bien plutôt
qu’un objet n’est visible qu’en tant qu’il possède
l’espace nécessaire à sa nomination. Ce n’est pas que
cet objet n’existe pas ou bien qu’il soit le fruit
d’une découverte positive mais tout simplement que les
configurations épistémologiques ne sont pas réunies pour
qu’il apparaisse en tant que tel. Ainsi le langage engage
une certaine représentation du monde. Selon ce que l’on
dit ou que l’on peut dire, un monde se donne à voir.
Prenons l’exemple simple, et plutôt grossier, d’une
phrase compréhensible dans n’importe quelle langue : «
Dieu a crée le monde en sept jours ». Si nous comparons ce
qu’une telle phrase communique à un Grec de l’époque
classique, un homme du XIIeme siècle et un contemporain de
Darwin, nous nous apercevons que la réalité circonscrite
par cette phrase pourtant transparente dans son acception
strictement référentielle, se modifie du tout au tout
selon l’individu interrogé. Ainsi pour le Grec, cette
phrase sera pure non-sens, l’homme médiéval entendra la
plus stricte vérité et le darwinien y verra tout au plus
un symbole de sept époques de l’histoire du monde. Ce
n’est pas seulement du fait que la réalité scientifique
ou social se soit modifiée qui ajoute un coefficient de vérité
ou d’erreur à un tel propos, mais simplement la
possibilité ou l’impossibilité pour un énoncé de
recevoir une place dans l’ordre discursif d’une époque
ou d’une autre.
Aussi convient-il de revenir
à une interrogation déjà soulevée : sommes-nous maîtres
du langage ? Que nous soyons commandé, dans l’ordre de la
représentation, par le langage semblerait signifier que
nous sommes en tant que sujet logique de l’énonciation,
nous en tant que « Je », emporté nous-mêmes par le flot
de la signification et de ses possibilités. Parlant, je me
nomme « Je » et communique de moi à travers le langage.
Mais si les règles qui commandent le langage me possèdent
plus que je ne les possède, ne sommes nous pas conduit à
reconnaître la nécessaire méprise que «je » entretiens
à mon égard ? Dans la « déduction transcendantale » de
la Critique de la Raison pure, Kant montre le Je comme
fonction d’unité de la représentation. «L’unité
analytique de la conscience n’est possible que par la représentation
de l’unité synthétique du divers dans la représentation».
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