Comme le
montre Aristote dès le Premier Livre des Politiques,
c’est justement parce qu’il parle et qu’il peut
produire une définition du juste et de l’injuste que
l’homme est par excellence « un animal politique ».
Cette question de la juste définition rejoint
l’interrogation socratique dont le but est de savoir de
quoi l’on parle. Le but de la confrontation des opinions,
par exemple sur le pieux dans l’Euthyphron, est l’accès
à une définition unique et univoque du mot sur lequel
roule la discussion. Le langage sert de ce point de vue à
communiquer le vrai. Dire le vrai, c’est affirmer d’un
sujet un attribut qui lui appartient. C’est « ne pas se
tromper en prenant le Même pour un Autre ou l’Autre pour
le Même ». C’est ainsi que le Sophiste voit dans le
langage le lieu de la communication des genres dont
l’articulation doit reproduire leur communication
intelligible. Par conséquent, qu’il serve à soulever une
passion, comme Démosthène haranguant Athènes contre le
danger macédonien, ou bien à faire connaître le vrai,
comme Platon y enjoint le « nomothète » dans le Cratyle,
le langage apparaît objet d’une technique qui trouve sa
fin dans la communication du vrai ou du vraisemblable.
Or
qu’est-ce qu’une technique ? Aristote la désigne dans
l’Ethique à Nicomaque comme une « disposition accompagnée
de règles vraies capable de produire ». De ce point de
vue, le langage entendu comme technique de la communication
suppose une connaissance des règles visant à cette
communication. Le retour réflexif sur les opérations du
langage permet justement une description normative de son
utilisation. Deux points de vue peuvent dès lors être
considérés selon que l’on s’intéresse à la simple
forme du langage ou à son sens présomptif. D’une part,
la rhétorique et la stylistique vont s’intéresser à qui
s’adresse le discours et comment adapter celui-ci à
l’auditeur. Dans ce cas où le langage vise le
vraisemblable, il y va de l’adaptation du discours à la
cible visée. C’est le cas de la sophistique comme de la
publicité. Comment communiquer l’accord et l’adhésion
sur telle ou telle chose. D’autre part, dans le cas où le
langage sert à la communication du vrai, il s’agit de
prendre connaissance des règles de la démonstration.
C’est notamment la logique propositionnelle mise au jour
par Aristote qui fournit les canons du raisonnement dans
l’articulation du logos et de l’être. Cependant d’où
viennent ces règles ? Dans le cas de la logique aristotélicienne,
elles supposent l’homologie du discours et de l’être,
mais une telle homologie ne peut être postulée qu’en
vertu d’un recours à l’intelligibilité même de l’être.
D’un autre côté, le rhéteur ou le grammairien peut bien
connaître les règles de formation d’un discours, ils ne
peuvent qu’utiliser ces règles et non pas remonter
jusqu’à leur origine pour les modifier. Les règles du
langage, en tant que véhicules de la signification, sont
internes à ce langage et obéissent à un paradigme que
l’on peut décrire mais non pas changer, sinon au risque
de ruiner la possibilité d’une communication intelligible
aux autres acteurs de l’échange discursif. La seule
possibilité consisterait à inventer un autre langage, idéelle,
qui étant totalement élaboré permettrait de définir son
économie normative. C’est l’idéal d’une «
combinatoire universelle » chère à Leibniz mais que seuls
les mathématiques et la logique axiomatique ont pu élaborer.
Parfaitement symbolique, leur langage est en soi totalement
transparent, ne visant d’autre signification que celle définie
par leurs axiomes. Mais quant au langage commun,
l’impossibilité d’une re-création ex nihilo interdit
une révision totale de ses symboles. Ceux-ci peuvent être
manipulés mais non pas changer arbitrairement. Une question
se pose par conséquent à nous: qu’est-ce qui rend les règles
du langage contraignantes ?
Une hypothèse
pourrait être formulée qui répondrait peut-être à la
question de la contrainte des règles qui définissent
l’utilisation du langage. Nous l’avons vu, le langage
peut être utilisé conformément à des règles, mais ces règles
doivent être considérées dans leur emploi comme
inconscientes. Ce sont ces règles ou ce système de règle
qui se communiquent à travers l’expression et qui la
rendent possible. Or, de ce point de vue, le langage n’est
pas simplement un moyen mais il est aussi une fin de la
communication. Autrement dit ce que communique le langage,
en dehors de toute visée expressive, c’est avant son
propre régime de normativité. Nous serions tenté de dire
qu’en un sens le langage se précède lui-même. Nous
l’avons vu, le langage repose sur une dualité du
signifiant et du signifié. Dans les termes qu’utilise
Saussure dans le Cours de linguistique générale, il
associe un concept et une image acoustique. Cette
distinction ne recouvre que très imparfaitement la
distinction idée et mot. En effet, il n’y a pas
d’existence du mot en soi, hors de la signification. Le
mot est déjà porteur d’une signification, à l’inverse
du phonème qui lui n’est rien que son. Or ce son ne fait
pas sens par lui-même mais par son association avec
d’autres sons. Supposez qu’un mot dans son être matériel,
purement sonore, est un sens immédiatement représentatif
signifierait qu’il suffit de décomposer le mot pour décomposer
la chose en ses éléments. Par exemple, que le dans le son
« arbre », le « a » désigne le tronc, le « b » les
branches, etc. Ce n’est en réalité nullement le mot dans
son existence individuelle et purement sonore qui rend
possible la signification, mais son association avec
d’autres images acoustiques. Ainsi chaque langue lie les
mots selon des règles implicites et conventionnelles mais
qui passent pour naturelles à ceux qui les emploient. Mais
d’une langue à l’autre, l’utilisation de ces règles
ne saurait être exportée. Un exemple simple apparaît dans
l’ordre des mots dans une proposition : en latin ou en
allemand, l’ordre des mots n’est pas contraignant et le
verbe est le plus souvent renvoyé à la fin de la phrase.
En français ou en anglais, une telle construction rendrait
la communication et la compréhension difficile, voir
impossible. On ne peut traduire immédiatement Delendo
Carthaga est. Ainsi, les règles de couplage à l’intérieur
d’un système de langue règlent l’économie du dicible.
Ces règles peuvent être utilisées mais en aucun cas changées
sous l’effet d’une décision consciente. C’est dire
qu’elles ne sont pas maîtrisables. |