Si, à présent,
nous nous portons à l’analyse du phénomène humain de la
parole, nous pouvons observer que le langage humain dépasse
cette simple communication universelle de l’espèce à
elle-même. Le langage humain permet à la singularité
individuelle de se hisser à l’universel et permet donc
l’avènement de la personne en tant que sujet doué de
parole. Nous voyons, en effet, le langage humain se déployer
à deux niveaux. Alors que dans le cas de l’espèce
animale le message est signifiant par lui-même et immédiatement,
l’acte de parole joue à la fois par son existence matérielle
mais aussi et surtout dans son statut de signe portant sur
autre chose que sur lui-même. Si l’on compare le message
d’alerte dans une fourmilière et le cri « Alerte ! »
dans un groupe humain, l’on constate que c’est le
message lui-même, la molécule chimique, qui chez
l’insecte provoque la réaction. Chez l’homme, le
message se distingue en un signifiant matériel, le son, et
le signifié, le danger en vue. Nous pourrions ainsi
reprendre la distinction qu’opérait les Stoïciens à
propos du mot ou de la proposition entre le son corporel, l'ébruitement
vocal transmis par l’air, et l’exprimable, le lekton,
qui lui est incorporel mais pénètre jusqu’à la représentation.
Or c’est à ce second niveau que l’homme communique.
Afin de communiquer, le langage humain doit donc se séparer
de son substrat physique et ne plus laisser entendre que la
signification visée. Nous pourrions dès lors admettre une
hypothèse, et suivre en cela Rousseau dans son Discours sur
l’origine des langues, hypothèse qui consiste à montrer
que le langage n’est pas né sous la pression du besoin
mais sous l’effet de la différenciation et de la
particularité subjective. Si le langage n’était qu’un
moyen de répondre au besoin naturel de conservation, nous
verrions difficilement, en effet, pourquoi les simples
stimulus partagés par l’espèce ne suffirait pas à
avertir d’un danger ou à rapprocher des partenaires engagés
dans la reproduction. La nécessité du langage humain
devrait bien plutôt apparaître dans la prétention de la
particularité à l’expression de son propre être
individuel. Autrement dit, ce ne sont pas les besoins mais,
dans le langage de Rousseau, les passions, qui ont conduit
l’homme à communiquer ses pensées, le laissant apparaître
par là-même comme valant pour soi, en tant que cet
individu particulier, et non en tant que représentant de
l’espèce humaine. La mère, qui du fond des âges, dit à
son enfant qu’elle l’aime, ne témoigne pas seulement de
l’attachement instinctif de la génitrice à celui qui
doit assurer la pérennité de l’espèce, mais en de-ça
exprime l’attachement particulier de cette femme à
l’endroit de cet être particulier qu’est son
nourrisson.
Néanmoins,
le langage, en tant qu’instrument des passions, est encore
un instrument naturel en ceci qu’il trouve dans
l’ancrage corporel la possibilité de son existence. Le
cri est ainsi à la fois signifiant naturel de la douleur
mais en même temps fait signe vers la particularité de
celui qui l’émet. Cet ancrage corporel du langage est
d’ailleurs soutenu par Condillac qui dans L’essai sur
les fondements de la connaissance humaine, voit dans le
pantomime, une première manifestation du langage. C’est
justement cet ancrage corporel qui rend possible une compréhension
universelle de la signification du signe. Ceux qui ont un
corps savent que le cri signifie douleur parce qu’eux-mêmes
crient lorsqu’ils ont mal. Mais en même temps, c’est
parce qu’il est particulier à un individu que ce signe
devient déplaçable et susceptible d’une signification
abstraite. Parce que le cri signifie douleur, un cri proféré
après que l’on m’est blessé, non pas physiquement mais
moralement, dans mon prestige par exemple, signifiera que
cet affront est pour moi une douleur. L’autre qui
entend ce cri sans trace de dommage corporel associera
douleur à une cause qui m’est particulière. De là nous
pourrons reconnaître tous deux que le cri est expression de
la douleur en général et non pas seulement de cette
douleur particulière hic et nunc. |