"Que la
trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra; je
viendrai ce livre à la main me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement: "Voilà ce que j'ai
fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et
le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais,
rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer
quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour
remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire;
j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être,
jamais ce que je savais être faux. je me suis montré tel
que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon,
généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon
intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel
rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes
semblables: qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils
gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes
misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur
aux pieds de ton trône avec la même sincérité; et qu'un
seul te dise, s'il l'ose: "Je fus meilleur que cet
homme là."".
Rousseau, Confessions - Troisième alinéa. |
"Je viendrai" Certitude
de l'indicatif futur. Démarche personnelle de Rousseau.
"Ce livre" Qu'il
est en train d'écrire en témoignage de la vérité et de sa
sincérité.
"A la main"
celle même qui a écrit.
"me présenter"
Paraître devant, me faire
connaître, mais aussi venir se proposer au jugement de quelqu'un:
le Souverain juge
qui juge sans appel, qui n'a personne au-dessus de lui, qui
a sa raison d'être en soi.
"Hautement"
avec fierté, à vois haute, sans
crainte.
"J'ai fait ... j'ai
pensé ... je fus"
notez que l'attitude de Rousseau
devant Dieu n'est pas celle de la contrition chrétienne qui
espère le pardon. L'auteur ne cherche pas à être pardonné. Il
se présente face à face, sans intermédiaire, et parle
fièrement, certain de la pureté de ses intentions. pour
Rousseau ce qui compte c'est l'intention: se confesser c'est
simplement se présenter tel qu'il a été, sans aucune honte: ce
qu'il a pensé et ce qu'il a fait, c'est à dire ce qu'il a été.
Ce qu'il a dit a toujours été sous la lumière d'une intention:
dire vrai, dire le bien et le mal. Il a dit ce qui était mauvais
dans sa vie et lorsqu'il parlé de sa bienveillance il
n'a pas exagéré cette bienveillance: autant dire qu'il a été
sincère. Dans la rédaction de son livre, il n'a jamais menti:
lorsque sa mémoire lui a fait défaut, il a orné le livre de
beauté. Cette beauté n'a jamais offusqué la vérité de ses
propos. Il a toujours dénoncé le faux, ne l'a jamais confondu
avec le vrai même lorsqu'il a formulé des hypothèses. La
pureté de ses intentions le justifie: ce n'est pas un pêcheur
qui se présente à Dieu.
"Je me suis montré"
Il n'a jamais cherché à paraître
meilleur que ce qu'il était: il n'a pas caché ce qui l'a rendu
digne de mépris ou même ses lâchetés: il a aussi été "bon
... généreux ... sublime". Notez
la gradation de la simple bienveillance à celui qui est digne
d'admiration, parce que le plus élevé dans l'ordre moral, en
passant par la générosité de celui qui a su se priver pour les
autres, sacrifié son intérêt personnel. Ainsi Rousseau
lève le voile, se découvre.
"Dévoilé"
Il s'est montré tel qu'en lui
même, tel que Dieu le voit, dans toute la vérité de la nature,
selon son intériorité et sa chair.
On demandera peut-être: pourquoi se dévoiler si Dieu sait déjà
ce qui va être découvert? c'est que Rousseau s'adresse aussi à
ses semblables et, en réalité, au lecteur qu'il a
pris un peu plus haut pour juge: "Ce
dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu".
Ainsi l'intention de Rousseau est de se justifier, devant tous,
des accusations portées injustement contre lui. Il n'a peut-être
pas toujours dit la vérité mais ses erreurs ne sont pas des
fautes car il n'a pas eu l'intention de tromper. Tout au plus, il
a parfois affirmé être vrai ce qu'il supposait être vrai: en
somme il n'a fait que croire, affirmer plus que ce que son
intelligence lui dictait. Il a eu des opinions qu'il a
amplifiées, ce qui n'est pas une faute volontaire contre la
vérité.
On peut se
demander pourquoi les semblables amassés gémissent et éprouvent
de la honte? Parce qu'ils se reconnaissent dans leur propre
conduite, celles qui sont méprisables et indignes, celles que
Rousseau a le courage de confesser. Voilà pourquoi aucun n'osera
dire qu'il a été meilleur devant Dieu.
A la fin du texte
nous lisons un défi que jette Rousseau à ses semblables. Cela
nous permet de mieux comprendre le but des Confessions. Humilier
ceux qui l'ont humilié. Si personne ne peut oser dire qu'il a
été meilleur, c'est que dans l'humilité chacun éprouve de la
honte. Il a mis les choses au point ! Nous découvrons aussi dans
ce défi que chez Rousseau la honte s'accompagne toujours de
fierté. C'est une humilité qui ne va jamais sans orgueil. Plus
il s'abaisse, plus il s'élève.
Du début à la fin du texte, nous trouvons l'humilité et
l'arrogance associées.
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