"Je forme une
entreprise qui n'eût jamais d'exemple et dont l'exécution
n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables
un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme,
ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne
suis fait comme aucun de ceux que j'ai vu; j'ose croire
n'être fait comme aucun de ceux qui existe. Si je ne vaux
pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou
mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté,
c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
Rousseau, Confessions - Premier et deuxième alinéas. |
L'épigraphe "Ego te intus et in cute novi"
(Perse) mérite d'être pris
en considération. Je te connais intérieurement et dans ta chair:
c'est aussi bien Dieu qui parle que Rousseau.
"Je forme une
entreprise..." Il faut
comprendre que Rousseau est conscient d'inaugurer un genre, de
commencer le premier. Il ne s'agit pas d'une réécriture mais
d'une création qui sera digne d'être présentée au créateur.
Comment la vérité divine du créateur ne reconnaîtrait-elle pas
la vérité dite par sa créature?
Il faut bien reconnaître que pour ce qui est des exemples
passés, il n'y en a pas. Les Essais de Montaigne sont d'un autre
genre. Quand Rousseau affirme son originalité, c'est exact, non
seulement par rapport au devenir passé mais parce qu'il est aussi
le seul à pouvoir écrire ses confessions. En disant qu'il n'aura
pas d'imitateur, il s'avance un peu trop. on ne peut dire le
futur. Le René de Chateaubriand, l'histoire de ma vie de Georges
Sand, Les confessions d'un enfant du siècle de Musset sont autant
de reprises, d'imitations créatives de ce qu'il entreprend.
"Je forme ... je
veux ... moi..." je et
moi vont
rythmer tout le texte avec des adjectifs possessifs (mes
semblables, mon cœur ...).
L'effet voulu est de se poser dans sa singularité, singularité
qu'il revendique et dont il tire une fierté dans un monde du
paraître où chacun s'efforce de paraître le même que les
autres.
"Dans toute la
vérité de la nature" Remarquer
qu'il dit la nature
et non "ma" nature. Il se réfère à l'état de nature
dans lequel l'amour de soi et la pitié s'équilibrent: l'instinct
de conservation et la bienveillance envers le semblable. N'est-ce
pas la référence à cette nature qui lui permet de risquer une
contradiction: comment peut-il affirmer sa singularité. Mais chez
Rousseau la raison n'est jamais loin de l'émotion oratoire. Il
saisit, capte et entraîne le lecteur dès les premières lignes
mais il ne perd jamais de vue le calcul et la raison et il ne se
laisse pas enfermer dans une contradiction. Il a des semblables
mais il reste singulier. Pourquoi?
"Je veux montrer"
Il s'agit de faire apparaître une
réalité par un discours vrai, ajusté à cette réalité. Les
Confessions feront oeuvre de vérité.
"Ce sera moi"
Le pronom "moi"
est placé en fin de phrase pour
produire un effet: une apparition saisissante sur laquelle il va
insister. La répétition de "homme"
accentue l'enchaînement des deux
propositions qui débouchent sur le moi final.
"Moi seul"
C'est volontairement que Rousseau
s'isole dans ces deux mots car c'est la racine de son entreprise.
Comme sujet, il est l'auteur et l'objet de l'entreprise, tout est
relatif à lui, lui seul est absolu, ce qui a sa raison d'être
dans sa vérité, en soi. "Moi
seul" est donc isolé:
il signifie sans le secours de ceux à qui je m'adresse: je
m'isole parce que je suis un être singulier. Rousseau en
plongeant dans la solitude retrouve toujours l'être qu'il est,
qu'il n'a jamais cessé d'être.
En ce sens, son
art se fonde sur le sentiment et sur sa raison. Le rêve, chez
Rousseau, n'offusque jamais le discours rationnel: il le prépare
comme dans un apologue.
IL s'agit de convaincre et de persuader en présentant toujours,
malgré ce qui lui fait honte, le fondement, ce qu'il ne perd
jamais, ce qu'il aime en lui, ce à quoi il s'identifie; ce dont
il tire à la fois humilité et fierté.
La contradiction
entre les semblables et sa singularité peut être levée si on
considère avec Rousseau qu'il est singulier en ce qu'il a gardé
la vérité de la nature, en ce que par la nature les hommes
restent ses semblables qui peuvent toujours se rejoindre par
l'amour de soi et par la pitié. Mais la nature qui relie les
semblables est aussi ce qui leur donne une destinée
particulière. Ils sont semblables, mais chacun a sa destinée.
"Je sens mon cœur"
Par le sentiment, j'ai directement
accès à la vérité sur moi, à ce que j'éprouve dans
l'intimité: il ne dépend que de moi d'être sincère pour peu
que je le veuille. Le sentiment m'ancre dans la singularité.
"Je connais"
J'ai l'expérience dans
l'objectivité de mes rencontres et par la nature qui nous
réunit. Je peux donc être sincère; par ma singularité je me
distingue radicalement des autres hommes. C'est comme si la nature
avait brisé le moule grâce auquel elle m'a formé. Nous trouvons
déjà dans l'emploi du terme "moule"
l'idée de destinée, de fabrication
selon tel ou tel déterminisme dont souffrira Rousseau.
S'il se distingue radicalement des autres hommes c'est qu'il est
le seul à éprouver ce qu'il éprouve du fait d'un moule
prédéterminant dans une certaine mesure. Chez Rousseau le
plaidoyer n'est jamais bien loin, il faut comprendre que sa
responsabilité est atténuée par sa nature (et non par la
nature).
"Elle m'a jeté"
L'idée de destinée se précise.
Que peut-on contre les inégalités naturelles sinon les accepter?
Lequel de ses semblables pourra le juger, le comprendre, s'il est
lui aussi le jouet d'une autre fatalité? Ni Rousseau, ni ses
semblables n'ont la responsabilité de leur existence. Ils ont des
épines dans la chair, mais ses épines sont différentes selon le
moule.
Ce début
soulève tous les problèmes d'une confessions, d'une
autobiographie, mais répond à ces problèmes.
Pourquoi se confesser à ses semblables? Comment peut-on
affirmer que l'on se trouve dans la vérité de la nature
sinon parce qu'elle n'a pas disparu, que dans la solitude on
la retrouve comme une nappe phréatique. A quel prix les
semblables pourraient-ils renouer avec Rousseau? Par le cœur
ou par la connaissance? A quel prix la sincérité? |
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