"Le
vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger
à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de
la parole: niant, d'un trait souverain, le hasard demeuré
aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en
le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de
n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire, en même temps
que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve
atmosphère."
Mallarmé, Art poétique |
Prenons
un exemple, comparons: Je
reviens d'une programme et je dis: J'ai assisté à un coucher
de soleil.
C'est un simple reportage, universel, accessible à tous mais qui
n'exprime rien de la profondeur de mes sentiments et de ma vision
du coucher de soleil. On peut dire que c'est une simple
communication dans laquelle les signes ne sont que des moyens et
s'effacent dès qu'ils ont été compris.
En fait ils sont tournés entièrement vers autre chose qu'eux.
Leur fonction accomplie, ils s'évanouissent. Il
n'en est pas de même pour ce vers de Baudelaire:
"Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige."
Il a fallu pour l'élaborer un sentiment et un travail. Le travail
s'est efforcé d'ajuster une forme à une pluralité de
significations. -
Il y a un rythme de ce vers. Le rythme est le retour à
intervalles réguliers d'un temps fort. Il berce, endort les
puissances de résistances pour mieux suggérer.
"Le soleil / s'est noyé // dans son sang / qui se fige."
(Nous avons quatre temps de trois syllabes; 3/3//3/3 -
L'ensemble du vers n'est pas relié par une logique linéaire mais
par une logique, pour ainsi dire rayonnante. Rien d'irrationnel
dans ce vers; rien qui passe: dans les deux hémistiches il s'agit
de la même réalité: le deuxième est comme un reflet ou un
approfondissement du premier, ce qui nous amène à penser que le
poète veut garder le même sentiment de manière à mieux le
suggérer. Pour cela il joue avec les mots et leurs multiples
significations. On devine des correspondances. Il semble que les
mots ne passent pas, le temps non plus, comme dans un rêve qui se
prolonge en gardant la force , la permanence du sentiment et
l'ordre prescrit par la raison selon une logique qui rayonne qui
se répand de proche en proche, par descorrespondances. -
Telle une oeuvre ciselée, le vers demeure présent car il n'a
d'autre fin que lui même. Il ne s'épuise pas à communiquer un
sens précis et définitif; par se richesse de signification, sa
polysémie, il en appelle à notre sensibilité et à notre
entendement faculté nécessaire pour sympathiser et pour admirer
l'universelle analogie, les rapports entre le monde matériel
et le monde spirituel. -
L'effort du poète a en effet porté sur une réconciliation du
sensible et de l'intelligible, d'une vision naturelle et de sa
profondeur: une vision spirituelle. Par des mots du langage,
réunis dans le même vers; le soleil correspond au cœur et aux
sentiments, à la vie, tandis que le sang qui se fige, figure
l'anéantissement, le cœur qui se brise. Deux images, celles de
la noyade et celle du sang en train de se figer, figurent la
plongée dans le néant. Paradoxe, le sang source de vie devient
symbole de la mort. Et le rouge marque la correspondance entre ce
que l'on voit (la couleur du ciel) et ce que l'on devine, la mort.
Le " i " de fige précédé de nombreuses
sifflantes "s" nous fait entendre la souffrance, son
caractère intense. Ainsi, les mots témoignent de la
correspondance entre le tableau et le sentiment éprouvé par
Baudelaire. -
Le poète a créé une oeuvre qui a un effet esthétique.
Maintenant il faut oublier tout ce qui vient d'être dit pour
admirer la beauté, ce triomphe d'un chef d'œuvre de la raison,
le triomphe de la combinaison des termes, triomphe du langage.
C'est un effet esthétique car l'œuvre est belle, profonde: le
sensible et l'intelligible sont ainsi sauvés par le poète dans
la mesure où le sensible reçoit la profondeur et l'intelligible,
l'existence. Certes,
cela prend la force d'un rêve entré dans l'éternité, mais cela
reste un rêve. Voilà pourquoi ne nous étonnons pas que la
beauté s'accompagne de tristesse car en se révélant elle nous
renvoie à notre condition: le jour de l'anéantissement, nous la
perdrons de vue. Nous
apercevons maintenant que le poète est maître du langage comme
un dieu créateur; que dans un jeu divin, il utilise toute ses
ressources (polysémie...) pour chanter "Les transports de
l'esprit et des sens" et pour nous entraîner dans cette
folle valse.
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