C'est une dangereuse invention que celle
des géhennes, et semble que ce soit plutôt un essai de
patience que de vérité. Et celui qui les peut souffrir,
cache la vérité, et celui qui ne les peut souffrir. Car pourquoi
la douleur me fera elle plutôt confesser ce qui en est,
qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au
rebours, si celui qui n'a pas fait ce de quoi on l'accuse,
est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoi ne
le sera celui qui l'a fait, un si beau guerdon, que de la
vie, lui étant proposé ? Je pense que le fondement de
cette invention, vient de la considération de l'effort de
la conscience. Car au coupable il semble qu'elle aide à la
torture pour lui faire confesser sa faute, et qu'elle l'affaiblisse :
et de l'autre part qu'elle fortifie l'innocent contre la
torture. Pour dire vrai, c'est un moyen plein d'incertitude
et de danger.
Que ne dirait on, que ne ferait on pour fuir à si
griefves douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
D'où il advient, que celui que le juge a
géhenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse
mourir et innocent et géhenné. Mille et mille en ont chargé
leur teste ... |
IL faut savoir
qu'à l'époque où vivait Montaigne, pour peu qu'on vous
soupçonne ou qu'on vous dénonce, le juge avait le mauvais goût
de vous infliger la petite question
(première torture) pour savoir si vous étiez coupable et,
pensait-il, éviter de massacrer un innocent. Si vous confessiez
un forfait, c'était alors la grande question pour vous punir et
... la mort. Dans tous les cas votre intérêt si vous étiez
coupable était de ne pas avouer, et de vous taire, si vous étiez
innocent. Les géhennes n'étaient
donc pas un instrument de vérité. L'intérêt
de ce texte est grand: il nous permet d'étudier l'argumentation
directe qui est la tonalité principale du texte et aussi les
effets provoqués chez le lecteur, ainsi que l'art de les
provoquer. Cela nous permet de satisfaire aux instructions
officielles: étude de l'argumentation et des effets.
Qui
parle? Montaigne.
A qui parle-t-il? A soi, dans
sa pensée qui est un dialogue délibératif intérieur,
"je", "me", et à travers lui Montaigne
parle à tous ceux qui veulent bien expérimenter avec lui,
épouser sa démarche argumentative et délibérative, sans
pour cela renoncer à leur liberté de jugement, à
l'exercice de leur propre balance intérieure? |
La thèse se
trouve dans la première phrase: C'est une dangereuse invention
...
- Pourquoi une invention? La
torture est ce que l'homme ajoute à la nature, un instrument
inventé pour obtenir un résultat en fonction d'un besoin de
vérité avant le prononcer d'un jugement. On espère que les
atroces douleurs de la torture arracheront la vérité à celui
que l'on soupçonne. Justice pourra alors être rendue.
- Pourquoi une invention dangereuse?Parce que, sous la torture, le
patient ne dit pas nécessairement la vérité. La torture peut
donc avoir des conséquences autres qu'une confession sincère:
celui qui ne peut la supporter avouera tout ce qu'on voudra pour
la faire cesser. Le danger c'est qu'on risque ainsi de donner la
mort à un innocent.
Pourquoi un essai? Perce qu'on considère la torture comme une
épreuve grâce à laquelle la vérité apparaîtrait. Par
l'essai, on effectue une opération grâce à laquelle on s'assure
de quelque chose.
Remarquons que la thèse de Montaigne se déploie selon une
affirmation certaine et une autre probable. Dans la première
partie de la phrase, en effet, l'affirmation est présentée comme
certaine, universelle dans l'espace comme dans le temps, valable
encore de nos jours. ("c'est"
= présent) La
deuxième partie de la phrase, présente une autre affirmation
comme probable: "semble"
parce que ce n'est pas vrai dans tous les cas, on ne peut dire que
c'est une certitude: ce peut être parfois une épreuve de
vérité si le coupable confesse son forfait. Mais sans qu'on
puisse savoir qu'il dit effectivement la vérité. On peut croire
que c'est un innocent qui ne supporte pas la torture. =>
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