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  Alberto Moravia

ULYSSE  
BRÈVE   RENCONTRE AVEC ULYSSE  AUX  MILLE VISAGES.
chez Alberto Moravia, dans Le Mépris
(édition du Livre de Poche).

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-Richard, un jeune scénariste se demande pourquoi, brusquement, sa femme a cessé de l'aimer. Le projet d'un film tiré de l'Odyssée va le mettre sur la voie.
Alberto Moravia expose avec beaucoup de pénétration et de sensibilité, le drame de ce couple attachant, mais nous ne nous y attarderons pas, et nous nous bornerons à suivre Ulysse dans la petite douzaine de pages qui lui sont consacrées ici.
En effet, la discussion sur l'interprétation du poème, qui court en filigrane à travers le roman est tout à fait intéressante.
Différents points de vue vont être énoncés, car "l'Odyssée est un monde, on peut en tirer tout ce qu'on veut".
Faut-il rester fidèle à ce qui est en quelque sorte "la Bible" des Méditerranéens, ou considérer ce poème comme un simple schéma qu'on peut modifier et utiliser à son gré? La querelle n'est pas nouvelle.

Chez les "Modernes", nous entendrons le producteur, Battista, et le metteur en scène, Rheingold:
"Nous n'avons pas à nous occuper de l'Odyssée, nous interprétons, nous commentons l'Odyssée". En effet, l'artiste doit découvrir la signification actuelle des mythes grecs, qui sont "des allégories de la vie humaine" , et la développer sans se laisser intimider par les chefs d'oeuvre qu'ils inspirèrent jadis.

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Il est inutile de s'encombrer du surnaturel. Les dieux sont "des bavards inconséquents, s'affairant à prendre des décisions dont l'initiative pourrait fort bien être laissée aux protagonistes". Il n'est plus de destin, ni de fatalité. La psychologie qui sonde l'âme humaine jusque dans les replis obscurs du subconscient, les a fait disparaître à son profit.
"Maintenant, il va falloir que j'estropie l'Odyssée", songe tristement le scénariste, qui est ici l'interprète de Moravia, et le tenant des Anciens. Il lui semble que les auteurs modernes, incapables de faire aussi bien qu'Homère, s'escriment à rabaisser les héros sous prétexte de les rénover.
Ainsi, Joyce, "fit d'Ulysse un cocu... un fainéant, un velléitaire... de Pénélope, une putain émérite... Eole devint le rédacteur d'un journal... Circé, la visite à un bordel..." Quelle pitoyable profanation!

  • Insoucieux de l'oeuvre, producteur et metteur en scène tirent donc chacun la couverture vers eux.

  • Battista doit vendre son film!

Il est ravi d'avoir rencontré chez Homère une chose "indispensable au cinéma comme à la vie: la poésie!" Il aime la poésie d'Homère parce qu'elle est toujours spectaculaire, c'est à dire qu'elle plaît infailliblement au public.
Il voit, dans l'épisode de Nausicaa, des "belles filles dévêtues", sous les yeux d'un voyeur, Polyphème, le monstre à l'oeil unique, le géant... c'est King-Kong, un des plus gros succès d'avant la guerre... et Circé dans son château, mais c'est Antinéa. Et ce spectaculaire-là est aussi poésie.

  • Inventer des trucs qui fassent recette, voilà donc, d'après notre homme, le génie d'Homère!

Rheingold, qui est freudien, ne voit que par la psychanalyse. Pour satisfaire sa constante chimère, il pétrit le récit, il invente, et modifie l'enchaînement des faits avec un aplomb étourdissant.
Il va ouvrir l'Odyssée "comme on ouvre un corps sur la table de dissection, en examiner le mécanisme intérieur, le démonter, et le remonter suivant les exigences modernes".
Deux points particuliers vont orienter ses investigations:

  • La lenteur du Retour et le Massacre des Prétendants.

  • Si Ulysse met dix ans à rentrer chez lui, alors que ses camarades d'expédition sont de retour au bout de quelques semaines, il doit y avoir une raison.

  • Homère prétend qu'il a grande hâte de retrouver sa chère épouse, mais on a du mal à le croire quand on voit son héros accepter avec empressement toutes les bonnes fortunes qui s'offrent à lui.

"Peut-être sans s'en rendre compte, Ulysse ne voulait pas retrouver Pénélope. Ce ne sont ni Charybe et Scylla, ni Calypso et les Phéaciens, non plus que les dieux qui s'opposent au retour d'Ulysse: c'est son propre subconscient qui lui crée à mesure de bons prétextes. L'Odyssée n'est pas une aventure qui s'étend à travers un espace géographique, c'est au contraire le drame tout intérieur d'Ulysse. Au lieu de la Méditerranée, c'est l'âme d'Ulysse que nous explorerons".

On a voulu voir dans les pérégrinations d'Ulysse une sorte de guide du marin destiné à décrire les endroits où il abordera et à l'avertir des difficultés qu'il devra déjouer, mais il s'agit de tout autre chose.

  • Il s'agit du drame "d'un homme qui aime sa femme et qui n'en est pas aimé"

Voici comment Rheingold justifie cette affirmation inattendue:

  • sa femme ne l'aime pas parce qu'il y a entre eux incompatibilité:

  • Pénélope est une femme de l'ancien temps, digne, fière, austère, l'épouse, la mère de famille, la maîtresse de maison aux strictes principes.

"Ulysse, au contraire, présente déjà les caractères de la Grèce plus avancée en civilisation, celle des sophistes et des philosophes: c'est un homme sans préjugés et au besoin sans scrupules, subtil raisonneur, intelligent, irréligieux, sceptique, parfois même cynique."
C'est face aux Prétendants que cette incompatibilité va se manifester. Elle fait naître un désaccord qui mettra fin à l'amour de l'épouse. Se basant sur le fait qu'en l'absence d'Ulysse, une troupe de jeunes gens mettent sa maison au pillage sous prétexte de courtiser sa femme, Rheingold imagine de toutes pièces que les amoureux s'empressaient déjà autour de Pénélope avant la guerre de Troie, et la comblaient de cadeaux.
Sûr des sentiments de sa femme et de sa vertu, Ulysse n'a pas attaché d'importance à leur manège. Au lieu de les chasser, il s'est montré avec eux aimable et conciliant. Il n'a certainement pas poussé sa femme dans leurs bras, mais il a dû lui demander de leur faire bon visage.
On peut l'expliquer par deux raisons: il est peut-être heureux des beaux présents que reçoit son épouse et, surtout, il ne veut d'histoires avec personne.
Pénélope est stupéfaite et humiliée par la passivité de son mari, si différente de l'attitude virile qu'elle attendait. "Il n'a pas réagi en homme, en époux et en roi". Docilement, elle obéit, mais en elle-même, elle sent qu'elle ne peut plus estimer Ulysse et que son amour s'est transformé en mépris.
Le roi comprend trop tard que "par sa trop grande prudence, il a perdu son amour". La coexistence avec une femme qui ne l'aime plus, alors qu'il tient toujours à elle, est devenue si douloureuse qu'il est trop heureux de quitter Ithaque pour guerroyer à Troie.

Ensuite, il faudra bien revenir, mais il y mettra le temps.

Quant au Massacre des Prétendants, "si féroce, brutal, impitoyable, il est en contraste absolu avec le caractère d'Ulysse".
Il s'y est livré pour démontrer à sa femme "qu'il est aussi, quand il le faut, violent comme Ajax, emporté comme Achille, impitoyable comme Agamemnon". En effet, il a compris dès son retour que sa femme lui est restée fidèle par dignité, par attachement à ses principes, mais qu'elle attend, pour l'aimer à nouveau, qu'il regagne son estime en tuant les Prétendants.
Toutes ces explications sont fort intelligentes et pourraient séduire si elles n'étaient pas contredites par le récit homérique! Elles sont loin de convaincre Richard. Le jeune scénariste garde intactes, sans toujours oser les exprimer à voix haute, sa vénération et ses convictions.

L'Odyssée est "une oeuvre libre et concrète", on n'a pas besoin de la démonter, ni d'inventer des sens cachés pour en ressentir la poésie. C'est beau parce que c'est simple, parce que c'est la vie même. "Homère croyait à la réalité du monde sensible et le voyait véritablement tel qu'il l'a représenté". Il nous peint un "monde coloré et lumineux, animé par le vent, illuminé par le soleil, peuplé d'hommes subtils et audacieux". Il nous peint "la merveilleuse aventure de la découverte de la Méditerranée, en pleine enfance fantastique de l'humanité".
Le surnaturel, avec "la présence si aimable et poétique des diverses divinités", a son rôle à jouer. Il montre la fatalité, qui est l'expression des décisions des dieux, et, contre cette force, la vanité des efforts de l'homme, mais aussi sa grandeur dans la lutte.
L'amour d'Ulysse et de Pénélope, "constant et indestructible, que rien ne pourrait ébranler ni refroidir, pas même le temps", est au coeur du poème et lui donne son sens. Et si Pénélope est longue à reconnaître son mari, c'est que l'attente l'a rendue méfiante aux déceptions.
Quant à Ulysse, "jamais il ne cesse d'être le héros, c'est à dire un guerrier valeureux, un roi, un époux intègre".

Richard ne pourra pas vaincre l'entêtement du metteur en scène, mais il lui récite, comme un ultime hommage à son héros, le passage de la Divine Comédie où Ulysse raconte sa fin. Dante imagine qu'au soir de sa vie, le navigateur a repris la mer pour aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Voici la fin de son récit:

"O mes compagnons, dis-je alors, vous qui êtes arrivés dans les mers de l'Occident après avoir bravé tant de dangers, ne vous refusez pas, en marchant contre le cours du soleil, la noble satisfaction de voir l'hémisphère privé d'habitants. Considérez votre dignité d'homme: vous n'avez pas été appelés à vivre comme la brute, mais vous devez acquérir de la gloire et de sublimes connaissances"...

Déjà, la nuit voyait se déployer devant elle toutes les étoiles de l'autre hémisphère, l'astre polaire ne se montrait plus qu'à l'extrémité de l'horizon... Nous aperçûmes une montagne que la distance rendait encore obscure et qui était la plus haute que j'eusse encore observée... Il s'éleva de cette terre nouvelle un tourbillon qui vint frapper la proue du vaisseau. Trois fois, la tempête fit tourner le navire, puis elle fracassa la poupe, et, comme il plut à cet Autre, l'Océan se referma sur nous.  

(livre I chant vingt-sixième).

"Ceci, conclut Richard, est l'Ulysse que j'aurais voulu camper". ... et le film ne s'est pas réalisé.

Texte de Jacqueline Masson

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