De
l'amitié, comme liberté,
réciprocité,
gratuité
jusqu'à la complaisance, particularité,
inquiétude
et surtout respect de l'altérité.
Dire
que l'amitié est relation, c'est
dire qu'elle est un mode de l'existence, qu'elle se vit et ne se
réfléchit pas: un acte ne peut se définir,
il s'accomplit. Vouloir l'objectiver, c'est le perdre, vouloir
mettre au foyer de la conscience un mouvement constitutif d'une
certaine modalité de conscience c'est vouloir trouver l'âme au
tranchant d'un scalpel.
On
peut tout au plus dire ce qu'elle n'est pas: l'ami n'est ni un
camarade, ni un compagnon, ni une connaissance, ni un copain: il
peut être tout cela mais rien de tout cela ne le caractérise
comme ami. Toute tentative de dire l'amitié est donc vouée à
l'échec car elle veut mettre dans la lumière ce qui n'est pas
de l'ordre extérieur, de l'ordre du voir mais gît dans
l'immanence du sentiment de ce qui s'éprouve soi même et n'a
pas besoin de lumière pour apparaître. Comme tout mode de
l'existence humaine l'amitié n'est pas l'expression d'une
nature mais l'expression d'une liberté donnée à elle même qui
se donne dans un dépassement librement consenti.
Voilà
pourquoi l'amitié est certitude de soi et d'autrui. on comprend
que cette certitude de soi fascine l'adolescent qui est doute de
soi et doute sur soi.
C'est
dire que l'amitié est toujours réciprocité mais Aristote
l'avait déjà bien compris et signalé.
Gide
ajoute que l'amitié est gratuité et même complaisance:
en cela, il ne la définit pas mais exclut simplement le désir
qui reçoit toujours autre chose que ce qu'il demande. En nous
donnant une définition opératoire de l'amitié, Gide ne la définit
pas.
Dans
l'amitié la seule contrepartie est l'existence de l'ami dont on
se réjouit: "Parce que c'était lui parce que c'était
moi." Reste que l'existence de l'ami comme conscience
est déjà reconnaissance dont le désir se réjouit aussi et
l'amitié n'est peut être que cette relation constitutive de
deux existences qui se reconnaissent.
L'amitié est aussi, pour Gide, un rapport de maître à
disciple avec des couples qui se forment entre un adolescent et
un adulte, si on peut employer le terme adulte qui signifie
arrivé pour des immatures. Ces couples sont pour le meilleur,
Edouard/Gide et Bernard le pur, ou pour le pire, Passavant et
Olivier, cela pour André Gide. Ainsi le "roman"
tourne à l'éloge de la pédérastie.
-
"C'est
Olivier qu'aimait Edouard. Avec quel soin celui-ci ne l'eût-il
pas mûri? Avec quel amoureux respect ne l'eût-il pas guidé,
soutenu, porté jusqu'à lui-même?"
Les faux-monnayeurs, page
217.
C'est
introduire dans l'amitié une dimension charnelle et amoureuse
qui fait disparaître la certitude au bénéfice du doute, de la
jalousie et la gratuité à partir du moment où le désir
demande toujours plus de privautés.
Un
passage du deuxième cahier du journal des Faux-monnayeurs, le
15 novembre, peut nous éclairer:
-
("Je
disais à Claudel, certain soir que son amitié s'inquiétait
du salut de mon âme:
-Je me suis complètement désintéressé de mon âme et de
son salut.
-Mais Dieu, répondait-il, Lui, ne se désintéresse pas de
vous.)
De même dans la vie c'est la pensée, l'émotion d'autrui
qui m'habite; mon coeur ne bat que par sympathie." Ibidem,
page 75.
L'amitié
"s'inquiète": que signifie cette inquiétude de
Claudel? Peut-on vouloir du bien sans vouloir le Bien.
On
pourrait dire de l'amitié ce que Saint-Augustin disait du
temps: si vous ne me le demandez pas je sais ce qu'est l'amitié.
Si vous me le demandez, je ne le sais plus: sous une simplicité
apparente le regard inquisiteur et objectivant découvre une
complexité, un émiettement. Mais le propre de l'amitié c'est
précisément d'en rester à la simplicité de l'existence,
comme si l'évidence remplaçait la certitude.
Pour André Gide, la caractéristique essentielle de l'amitié
c'est le respect de l'autonomie, de la liberté de l'ami: et on
le trouve exprimé dans une relation entre un homme et une
femme, entre Laura et Bernard:
-
Laura
à Bernard: "n'ayez
point honte de vos pensées." Les
faux-monnayeurs, page 193.
-
"Mon
estime. Vous ne l'aurez, Bernard, que si je ne vous sens pas
la chercher. Je ne peux vous aimer que naturel." Les
faux-monnayeurs, page 197.
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