"Supposons
un homme en qui la volonté est animée d'une passion
extraordinairement ardente; en vain dans la fureur de son désir,
il ramasserait tout ce qui existe pour l'offrir à sa passion et
la calmer*: nécessairement il éprouvera bientôt que tout
contentement est de pure apparence, car il ne nous est jamais donné
l'assouvissement final de notre volonté. Tous ces efforts vains
ne produisent en nous que la dose commune d'humeur noire; mais
chez celui en qui la volonté se manifeste jusqu'au degré où
elle est la méchanceté bien déterminée, il naît de là nécessairement
une douleur extrême, une incurable souffrance; aussi, incapable
de se soulager directement, il recherche le soulagement par une
voie indirecte; il se soulage à contempler le mal d'autrui, et à
penser que ce mal est un effet de sa puissance à lui. Ainsi le
mal des autres devient proprement son but; c'est un spectacle qui
le berce; et voilà comment naît ce phénomène. Il y a ainsi des
rapports étroits entre la méchanceté et l'esprit de vengeance,
qui rend le mal pour le mal, non pas avec un souci de l'avenir, ce
qui est la caractéristique du châtiment, mais simplement en
songeant à ce qui est arrivé, au passé, en voyant dans le mal
qu'il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la
souffrance d'autrui un apaisement de la nôtre."
Schopenhauer
"le monde comme volonté et comme représentation".
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= Il faut
que je vous dise que Schopenhauer est un penseur
extraordinaire: c'est "l'Abraham" de la
psychanalyse, de la philosophie contemporaine et même de la
littérature dans ce qu'elle a de meilleur: Marcel Proust,
par exemple. De Schopenhauer il est possible de dire
qu'il a inspiré la postérité. Après lui, tout
est-il déjà dit?
=
"Il est méchant !" on dit cela comme si celui
dont on parle était devenu méchant, par essence. Le
méchant se nourrit de douleurs et de souffrances qu'il
inflige aux autres. Chez lui ce n'est pas le mal pour
guérir, pour éviter une récidive, le mal comme moyen:
non, le mal devient une fin, le mal pour le mal! Et nous
nous demandons: comment est-ce possible, comment a-t-il pu
en arriver là, à ce degré de méchanceté? "Et
voilà comment naît ce phénomène", nous dira Schopenhauer,
vers la fin du texte après avoir répondu à notre
question.
Si le
désir est un manque éprouvé, il semble qu'il suffirait de
le satisfaire pour faire cesser la douleur de manquer. Mais
le désir n'est pas un besoin naturel qu'une nourriture
appropriée peut calmer. N'oublions pas que le désir est,
par essence, manque: s'il pouvait être satisfait, ce ne
serait plus un désir puisque sa caractéristique
essentielle est de ne pouvoir être satisfait. Ainsi Dom
Juan à travers les femmes désire la femme,
l'impossible rencontre avec une idée.
Or un
manque éprouvé qui ne peut être satisfait équivaut à
une douleur perpétuelle, qui accompagne l'homme dans sa
quête d'un apaisement. Celui qui souffre d'une passion
extrême ne peut donc se soulager directement. "C'est
Vénus tout entière à sa proie attachée" gémit
la Phèdre de Racine.
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= Lisons
le texte ensemble.
L'auteur commence par un
raisonnement hypothético-déductif; d'une hypothèse il déduit
une conclusion grâce à des enchaînements bien conduits.
Autant dire que l'auteur
effectue une démonstration.
Comment s'articule ce raisonnement:
supposons ... nécessairement
... car ...
supposons
: point de départ du raisonnement
un
homme : non pas l'homme en général, mais tel ou tel homme
animé par une passion extrême
la
volonté : ce qui participe du vouloir vivre, de la
puissance aveugle de la vie
animée
: qui est poussée
passion
: ce que l'in souffre, ce que l'on supporte et endure, ce que l'on
traîne comme un fardeau.
extraordinairement
: de manière très éloignée de ce qui se passe dans le désir
ordinaire.
en
vain : sans réussir, sans succès
fureur
: la barbarie (furore en italien), la folie de son désir
qui le pousse à la violence et donc au mal.
ramasserait
: accumulerait tout ce qu'il est possible d'atteindre, toutes les
choses. Mais comment une chose pourrait-elle assouvir une passion?
sa
passion : ce désir qui a envahi toute sa conscience.
calmer
: l'apaiser en l'assouvissant
nécessairement
: terme capital dans le raisonnement: ce ne peut être autrement.
éprouvera
: se rendra compte par l'expérience.
tout
contentement : toute satisfaction procurée par l'obtention
d'une chose.
apparence
: le contentement est superficiel, ce n'est pas un plein
contentement.
donné
: procuré comme un objet et donné: on peut le ramasser.
assouvissement
: la satisfaction pleine et complète, définitive.
volonté
: (voir plus haut)
efforts
vains : efforts tout à fait inutiles car ils ne
réussissent pas à calmer la passion.
dose
commune : la quantité modérée d'humeur sombre, dans le
cas où ce n'est pas une passion extraordinairement ardente.
au
degré : d'intensité où elle se transforme en
méchanceté. Nous allons savoir comment le méchant a pu en
arriver là.
déterminée
: à être méchanceté: elle est la méchanceté, selon toute son
essence.
naît
de là : cela a pour conséquence d'engendrer une douleur
morale extrême.
incapable
: n'ayant pas la possibilité de se soulager directement par des
choses, il va se soulager indirectement, par la douleur des
autres, par le mal.
contempler
: admirer, se réjouir de la douleur d'autrui et dans la
contemplation oublier provisoirement sa propre douleur.
penser
: avoir dans l'esprit
mal
: la douleur
effet
: en s'imaginant qu'il est la cause de la douleur, la
volonté qui le traverse est flattée.
berce
: comme la contemplation d'une oeuvre d'art endort passagèrement
sa douleur, dès que le spectacle du mal disparaît, la douleur
rejaillit. Voilà pourquoi la joie d'autrui retrouvée désespère
le méchant.
voilà
: Schopenhauer nous parle: j'ai répondu à votre question, je
vous ai donné l'origine et le fondement de la méchanceté.
il
y a : c'est une réalité !
rapport
étroit : l'esprit de vengeance est une conséquence de la
méchanceté.
souci
de l'avenir : il ne s'agit pas de se protéger, d'aménager
le futur, comme dans un châtiment qui aurait pour but d'éviter
la récidive.
en
songeant au passé : par ressentiment.
apaisement
: la méchanceté contemple la douleur, cette douleur éprouvée
par le méchant ne disparaît pour autant.
=>
Le mal n'est pas un moyen mais une fin. Le méchant veut le mal
pour le mal et ce qui est terrible c'est qu'il se nourrit de la
douleur des autres.
Si vous avez un méchant en face de vous, ne lui montrez pas qu'il
vous fait souffrir! Lui montrer serait la meilleure manière pour
qu'il continue. (La torture se nourrit de la torture). Ayez pitié
de lui?
Merci Schopenhauer.
Bonne
continuation
Joseph Llapasset
©
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