"C'est
l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles soit en
bien, soit en mal, et qui par conséquent excite et nourrit les désirs
par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait
d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre;
quand on croit l'atteindre, il se transforme et se montre au loin
devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru nous le
comptons pour rien; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend
sans cesse; ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme et plus
nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de
nous.
Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition
naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est
petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux.
Il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de
tout : car la misère ne consiste pas dans la privation des
choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir.
Le monde réel a ses bornes; le monde imaginaire est infini; ne
pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre; car c'est de leur
seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent
vraiment malheureux."
Rousseau, Émile
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= Pierre
n'est jamais content! Et pourtant, autour de lui, on
s'ingénie à lui proposer tout ce que le monde réel peut
apporter de choses. Alors on se désespère: il ne sait pas
ce qu'il veut. En tout cas, il a de la peine, c'est
évident. Il se dit même très malheureux. D'où peut bien
venir cette peine?
Cette peine vient d'une disproportion entre ce que le monde
réel lui donne et ce que le monde qu'il imagine lui fait
espérer: dans la réalité Pierre doit travailler, il doit
régler ce qu'il demande sur le possible, sinon il ne
l'atteint pas. Mais dans le monde imaginaire rien de
résiste au château en Espagne que lui peint son
imagination. Hélas le possible ne règle plus son
imagination. Il lui faudrait utiliser sa raison pour mesurer
les possible et donc être moins malheureux.
C'est d'ailleurs ce que les stoïciens disaient: occupe toi
de ce qui dépend de toi et qui est à ta portée. Épicure
parlait des désirs vains qui ne sont ni naturels ni
nécessaire et qui empoisonnent la vie: par exemple le
désir d'immortalité...
Rousseau en appelle à notre raison dans ce texte.
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= Lisons
le texte ensemble.
C'est
: notez le ton affirmatif:
c'est à cause de l'imagination que les désirs sont excités.
par
conséquent : introduit un
enchaînement déductif rigoureux.
l'imagination
: la faculté de présenter
ce qui est absent, d'où la facilité à peindre ce qui ne
correspond à rien dans le réel; c'est dans la présence que les
choses résistent, le rêve les déforme au gré du
rêveur.
étend
: c'est rendre plus
important, plus long et plus large, faire reculer les limites.
pour
nous : et rien que pour nous
la
mesure : la détermination de
ce qui est possible.
possibles
: des possibilités, de ce
qui peut être accompli ou obtenu. Si on étend la mesure des
possibles, on n'aura pas ce qui paraîtra possible. On se livre
aux illusions.
en
bien :favorablement,
agréablement
en
mal : avec pour conséquence la
peur
excite
: rend plus fort, exacerbe le
désir et l'espoir.
et
nourrit : empêche que les
désir ne s'éteignent, ne soient apaisés, puisqu'il y a cette
part d'impossible introduite par l'imagination.
l'espoir
: en effet, si ce qui est
impossible paraît possible, on aura l'espoir de satisfaire les
désirs les plus fous.
=> Pourquoi
l'homme est-il malheureux? Parce qu'il s'est éloigné de
l'homme naturel.
mais
: introduit cette
désillusion de celui qui désirait.
l'objet
: la chose convoitée
paraissait
: semblait par le mirage de
l'imagination.
sous
la main : à portée de main,
accessible dans le monde réel...
fuit
: s'évanouit comme le mirage
dès qu'on s'en rapproche "ce n'était que ça!"
gémit-on. L'objet est nécessairement absent du monde réel.
L'imagination présentait l'absence.
plus
vite : au fur et à mesure
que l'on court après le bonheur, il recule et s'évanouit.
le
poursuivre : plus on court,
plus il s'éloigne, comme un horizon. On croit l'atteindre et il
se transforme en un autre objet tout aussi désirable.
le
pays parcouru : la poursuite
accomplie, passée, s'est éloignée et a disparu: nous ne la
comptons pour rien. C'est comme si nous n'avions rien fait.
celui
: ce qui s'ouvre à nous,
s'agrandit sans cesse, s'étend.
on
s'épuise : dans la poursuite
des plaisirs et d'un bonheur que l'on atteint jamais.
sans
arriver au terme : sans
jamais arriver à la fin de la poursuite.
nous
gagnons : plus nous avançons
dans les plaisirs, moins nous sommes heureux.
=> L'homme
naturel.
est
resté : ne s'est pas
éloigné de sa condition naturelle, du monde réel dont il se
contente.
plus
la différence : plus la
distance entre ce qu'il imagine et ce qui est sera petite, plus il
sera heureux.
moins
: il a de chemin à parcourir
pour être heureux. En effet, de ce qu'il imagine à ce qu'il
désire, il n'y a qu'un pas.
dépouillé
de tout : dans la simplicité
naturelle il est riche, puisque pour lui la richesse consiste à
se contenter des possibles et à ne pas désirer l'impossible.
ne
consiste pas : n'a pas son
origine dans le manque de certaines choses, mais a son origine
dans le manque éprouvé de choses impossibles à
atteindre.
monde
réel : le monde réel se
mesure, il a des limites, mais ils ne déçoit pas. Il résiste
aussi. C'est le domaine des possibles.
monde
imaginaire : alors que le
monde réel est fini, le monde imaginaire est infini: sous l'effet
de l'imagination, on désire toujours plus et toujours autre chose
que ce que le milieu nous donne.
élargir
: étendre, faire sortir de
ses limites réglées par le possible.
rétrécissons
: Rousseau intervient et nous
conseille: voilà ce que vous devez faire si vous voulez être
heureux. Régler l'imagination sur le possible, et donc réduire
le ponde imaginaire: en même temps on mesure les exigences
des désirs. Ne désirer que ce qui est possible et changer
l'ampleur de ses désirs.
naissent
: c'est l'origine de toutes
les peines que les différences entre le monde réel et le monde
imaginaire.
Bonne
continuation
Joseph Llapasset
©
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