"Tout
sentiment de peine est inséparable du désir de s'en délivrer;
toute idée de plaisir est inséparable du désir d'en jouir; tout
désir suppose privation; et toutes privations qu'on sent sont pénibles;
c'est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés
que consiste notre misère.
Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs
serait un être absolument heureux. En quoi consiste la sagesse
humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'est pas précisément
à diminuer nos désirs, car, s'ils étaient au dessous de notre
puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous
jouirions pas de notre être. Ce n'est pas non plus à étendre
nos facultés, car si nos désirs s'étendaient à la fois en plus
grand rapport, nous n'en deviendrions que plus misérables : mais
à diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre
en égalité parfaite, la puissance et la volonté. C'est alors
seulement que, toutes les forces étant en action, l'âme
cependant restera paisible, et que l'homme se trouvera bien ordonné."
Rousseau, Émile - Livre II, Pléiade, toma 4, page 303
=======================
= Lorsque,
rageusement, je m'écrie: "j'y arrive pas!". C'est
que je viens de prendre conscience d'une disproportion entre
mon désir et le pouvoir de mes facultés, la mémoire,
l'intelligence, la volonté, mais aussi l'imagination.
Notre faiblesse nous la ressentons chaque fois qu'un besoin
ou un désir dépasse la puissance de nos facultés: celui
qui pourrait se suffire à lui même ne connaîtrait jamais
sa faiblesse car il ne la ressentirait point. Elle ne lui
apparaîtrait que s'il ne pouvait pas se suffire à lui
même. Or le désir est un manque éprouvé. Tant que je
peux me satisfaire, je ne manque pas. Autant dire que la
faiblesse apparaît avec la prise de conscience d'une
disproportion entre le désir et le pouvoir que nous donne
nos facultés.
"Celui dont la force passe les besoins, fut-il un
insecte, est un être fort. Celui dont les besoins
passent la force, fut-il un conquérant, fut-il un dieu,
c'est un être faible." Rousseau.
A partir de là Rousseau peut dégager ce que cela est, la
force ou la faiblesse pour un homme. "L'homme
vraiment libre ne veut que ce qu'il peut et n'a pas besoin
pour le faire de mettre les bras d'un autre au bout des
siens" page 309
Or par les facultés et singulièrement par l'imagination,
nous finissons par ne plus exister où nous sommes dans le
présent, mais nous existons ou nous ne sommes pas.
|
= Lisons
le texte ensemble.
Tout
: c'est une loi, sans
exception.
sentiment :
ce qui s'éprouve soi même au niveau de l'affectivité: fuite du
désagréable et recherche de l'agréable.
inséparable
: est nécessairement
accompagné de... Remarquez la répétition de l'expression qui
insiste sur le rythme de ce qui ne peut pas ne pas être.
peine
: désigne ici la souffrance
éprouvée.
désir :
désir ardent
s'en
délivrer : s'en
débarrasser.
idée
: ici c'est la
représentation d'un plaisir par l'imagination.
jouir :
éprouver pleinement, sans aucune fausse note, sans aucune
amertume mêlée.
privation :
l'absence ressentie; le désir est un manque éprouvé, s'il ne
peut être satisfait c'est la prise de conscience de la privation.
toutes
privations qu'on sent : à la
condition qu'on les sente, si elles ne sont pas satisfaites.
pénibles :
à la lettre, source de peines.
donc
: en conséquence...
disproportion
: absence de proportion, ici
différence, inégalité
nos
désirs : les manques
éprouvés.
facultés
: qui pourraient obtenir la
satisfaction par la puissance qu'elles donnent.
notre
misère : la misère propre
à l'homme, son malheur, son impuissance.
un
être sensible : capable de
sensations, capable de souffrir.
les
facultés : la mémoire, la
volonté, l'intelligence, mais aussi l'imagination qui "étend
la mesure des possibles".
absolument :
parfaitement, purement; sans mélange de misère.
également :
métaphore mathématique: dont les facultés ont la même force
que les désirs et peuvent donc les satisfaire.
sagesse
= route vers le bonheur
sensiblement éprouvé: route vers la paix. Satisfaction parfaite.
De
ce que cela n'est pas à ce que cela est:
ce
n'est pas : à force de
diminuer les désirs, on les réduit aux besoins et on finit par
être oisif. Il ne s'agit pas de créer une inégalité inverse de
l'inégalité réelle: passer de la disproportion entre les
désirs et l'imagination à une disproportion entre des besoins et
la puissance de les satisfaire. Dans le deuxième cas on ne
jouirait pas pleinement d'une vie humaine, une partie des
facultés serait inemployée: l'homme s'ennuierait. C'est donc
bien l'égalité qu'il faut donc obtenir.
ce
n'est pas étendre nos facultés :
développer l'intelligence et l'imagination reviendrait à
étendre infiniment les désirs: nous n'en serions que plus
malheureux. si le désir s'accroît bien au delà de la puissance
des facultés, la misère de l'homme grandira.
mais :
ce terme introduit la solution de Rousseau.
diminuer
l'excès : ramener à la
juste mesure par un retour à la simplicité.
l'excès :
différence en plus d'une grandeur par rapport à une autre.
désir
: l'excès vient de
l'imagination.
égalité
parfaite : encore une
métaphore mathématique: de telle manière que la volonté ne
veuille que ce que la puissance des facultés permettait
d'atteindre.
toutes
les forces : elles seraient
pleinement à l'œuvre dans l'action: il n'y aurait donc pas de
risque d'ennui.
l'âme
paisible : rien ne la
contrariera, aucune inquiétude de l'avenir puisqu'elle se suffit
et surtout elle n'aura pas conscience d'une misère puisqu'elle ne
veut que ce qu'elle peut avoir par le plein usage des facultés.
Elle éprouve la certitude de l'avoir chaque fois qu'elle le
voudra. Pour elle il n'y a pas de peur de manquer.
bien
ordonné : dernière
métaphore mathématique. L'ordre est l'essence de la loi. C'est
la conformité à une règle, l'harmonie réalisée par une
hiérarchie: en mathématique est bien ordonné, un ensemble si de
deux éléments quelconques l'un doit être considéré comme
précédent l'autre. Est bien ordonné ce qui est hiérarchisé,
selon un enchaînement bien conduit.
se
trouvera : terme essentiel.
Se considèrera comme tel (bien ordonné) et en concevra une juste
fierté. Il n'aura pas honte d'être un monstre mal ordonné, un
alliage de misère et de grandeur. En quelque sorte, il se
réjouira d'être bien proportionné.
=> Je
vous suggère de souligner l'aspect mathématique de ce texte:
égalité, inégalité, bien ordonné ...
=> Le texte
suivant: Rousseau,
l'imagination
Bonne
continuation
Joseph Llapasset
©
|