"D'où
vient qu'un boiteux ne nous irrite pas et qu'un esprit boiteux
nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons
droit et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans
cela nous en aurions pitié et non colère. Épictète
demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons-nous pas
si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons
de ce qu'on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons
mal. Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous
n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux,
mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai.
De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à
cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit
de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne.
Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car
il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres. Et
cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction
dans les sens touchant un boiteux."
Blaise PASCAL.
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= Lisons
le texte ensemble: suite
nous
avons mal à la tête: celui
à qui on dit qu'il a mal à la tête,sait, éprouve de manière
indiscutable, s'il a ou non mal à la tête. Pour peu qu'il sente
qu'il n'éprouve pas ce mal, il ne s'enflammera pas, puisqu'il
sait reconnaître l'erreur de celui qui lui parle. Il le sait
d'une vérité indiscutable, sans s'interroger, sans être
perplexe sur lui même, sans se remettre en question.
fâchons
pas: ne nous en nous emportons pas, nous ne nous
mettons pas en colère.
de
ce que: par ce qu'on nous dit, à cause de...
dit: désigne
toujours l'affirmation, l'opinion.
nous
raisonnons mal: que notre raisonnement manque de
rigueur ou se contredit.
choisissons
mal: si nous choisissons
mal notre chemin vers la vérité, c'est que nous délibérons
mal, que nous pensons mal, nous errons.
ce
qui cause cela: introduit
la réponse à la question: pourquoi.
nous
sommes bien certains: nous avons une confiance absolue
en nos sens et en nos sentiments, en ce que nous voyons et ce que
nous éprouvons: celui qui éprouve une douleur ne doute pas qu'il
souffre.
=> Si
quelqu'un qui a des tics me dit que j'ai des tics, je l'amène
devant un miroir, pour que les sens nous apportent une vérité
indiscutable: c'est lui qui a des tics.
si
assurés: si = aussi.
Nous n'avons pas la même certitude lorsqu'il s'agit de savoir si
nous délibérons bien ou si nous choisissons le vrai car la
contradiction nous renvoie à une incertitude. Le discours de
celui qui a l'esprit boiteux (qui raisonne mal, qui est dans
l'erreur, qui ne pense pas droit) nous installe dans le doute
alors que les sens nous ont donné une vue identique, nous avons
vu la même chose dans le reflet du miroir. Au contraire, penser
par soi même peut emprunter des chemins divers.
en
suspens: cette contradiction entre ce que notre
démarche affirme et celle d'un autre nous arrête , nous
stupéfait et nous fait découvrir les limites de ce qui fait
notre dignité: l'esprit.
encore
plus: la perplexité et l'étonnement sont encore plus
grands quand c'est une foule qui nous déclare que notre chemin de
pensée est ridicule, que notre esprit s'écarte du droit chemin
de la raison. Il divague à droite et à gauche, il boite.
car
il faut: il faut choisir
nos lumières et continuer à penser par nous même, ce que notre
esprit a éclairé, notre manière d'envisager la chose par un
coté et non pas par tous les côtés, cette manière étant vraie
mais partielle.
tant
d'autres: ce n'est plus
un contre cent mais un contre mille qui pensent la même chose et
me contredisent!
cela: désigne
l'acte de préférer. Pascal parle peut-être de lui même, des
fulgurations de son intelligence: après tout un peut avoir raison
contre mille.
hardi: qui
manifeste un esprit plein d'audace et ne se laisse pas intimider
par la censure ou par les jésuites.
difficile: qui
demande un effort intellectuel pénible.
=> Pascal
termine par une pointe qui fait signe vers l'essentiel.
jamais: en
aucun cas
cette
contradiction apportée
par l'esprit de l'un sur ce que l'autre esprit pense. Elle est
impossible car ...
dans
les sens: dans les
informations certaines que les sens nous apportent.
touchant: en
ce qui concerne un boiteux. Pour peu que le boiteux regarde son
corps et le mien, sans contestation possible nous affirmerons tous
les deux qu'il boite et que je ne boite pas.
=> Comprendre
que la certitude apportée par les sens ne se retrouve pas quand
il s'agit de nos connaissances: chaque contestation amène à
douter de ce que l'on pense. On distinguera donc voir, connaître
et penser comme on distingue l'indiscutable du discutable. Et
c'est la grandeur du discutable de s'orienter vers la vérité.
Page
1 et page 2
Bonne
continuation
Joseph Llapasset ©
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