"Le poids
formidable. - Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te
suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te
disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que
tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et
une quantité innombrable de fois; et il n'y aura en elle rien de
nouveau, au contraire! il faut que chaque douleur et chaque joie,
chaque pensée et chaque soupir, tout l'infiniment grand et
l'infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela
dans la même suite et le même ordre - et aussi cette araignée
et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et
moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera retourné
toujours à nouveau - et toi avec lui, poussière des poussières
! » - Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents
et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi? Ou bien
as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais :
« Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu chose plus divine! »
Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle
te transformerait peut-être, mais peut-être t'anéantirait-elle
aussi; la question «veux-tu cela encore une fois et une quantité
innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait
sur toutes tes actions d'un poids formidable! Ou alors combien il
te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-même pour ne plus désirer
autre chose que cette suprême et éternelle confirmation!"
Nietzsche,
le Gai Savoir, paragraphe 341.
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= Ouf!
C'est fini, c'est du passé.
Nous venons de subir une période très difficile, dans
laquelle le chagrin nous a accompagné avec son cortège de
douleurs morales. Nous voudrions oublier cette période,
nous ne risquons plus rien puisque, si le temps est
irréversible elle ne retournera, elle ne repassera pas.
Et voilà que quelqu'un nous demande si nous pourrions
vouloir revivre éternellement cette période, dans le même
ordre et sans rien de nouveau: elle re-tournerait pour ainsi
dire.
Évidemment la réponse serait un cri d'indignation: non!
Mais si on nous demandait: aurais-tu le courage de revivre
toutes les peines de ta vie et aussi toutes ses joies? Nous
serions obligés avant de répondre de réfléchir.
Supposons que ce soit un dieu qui nous dise: tu revivras
toutes ces périodes qui retournerons ainsi éternellement
... peut-être ferions attention de vouloir à chaque
instant les actes que nous accomplissons.
Cette hypothèse, cette croyance a un effet sur moi: grâce
à elle je vais me préoccuper de ce que je dois faire.
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=
Lisons ensemble le texte:
=> Prêtons
attention à l'ambiance: c'est étrange, mystérieux, il y a
l'intervention d'un démon, une révélation extraordinaire, tout
se passe dans la crainte et le tremblement.
le
poids formidable: la
traduction a voulu suggérer l'ambivalence. Ce poids est le plus
lourd, il peut écraser, mais aussi, il est formidable pour celui
qui l'accepte et en fait une raison de bien vivre selon le
meilleur de lui même.
que
serait-ce: quelle serait ta
réaction et ta réponse, que ferais-tu et que dirais-tu? Est-ce
que tu le maudirais ou est-ce que tu le bénirais?
un
démon: celui qui ouvre à
l'intelligence du bien et du mal: celui qui tente par la
curiosité.
le
plus solitaire: dans la
solitude où tu es le plus seul, dans la solitude la plus
reculée: seul avec toi même, face à face avec le démon.
=> Nietzsche
substitue à une perspective historique une perspective
supra-historique.
La perspective historique est celle dans laquelle l'histoire est
comparable à une ligne sur laquelle se déplace un mobile qui ne
revient jamais en arrière, à son point de départ. Le temps est
irréversible: on est débarrassé de l'instant qui disparaît à
jamais.
revivre
... innombrable: en fait il
s'agit d'un devoir nécessaire qui ne peut pas être autrement, un
destin pour ainsi dire.
Au temps linéaire Nietzsche substitue un temps circulaire dans
lequel la vie repasserait par les mêmes phases, selon un rythme,
la répétition du même.
dans
le même ordre: comme réglé
par un destin sans qu'il soit possible de rien changer à l'ordre,
à l'enchaînement des périodes.
rien
de nouveau: le démon
insiste: tu ne pourras rien y changer (c'est maintenant que tu
peux changer ta manière de vivre).
aussi:
sans oublier ce que tu vois à présent (l'araignée), ce que tu
vis et moi même en train de te révéler l'éternel retour.
sablier:
ce qui recommence quand on le renverse. Métaphore pour éclairer
le rythme de l'éternel retour du même.
jetterais:
bien comprendre que la croyance proposée par le démon a un
effet. Ce que produit la croyance ce sont des pensées, des
réactions, et la modification de sa manière d'agir. Penser aux
modifications produites par la croyance ;au diable dans le Moyen
âge! La première réaction humaine, trop humaine, est de maudire
le démon, comme un chien mord la pierre qu'on lui a lancée.
Mais le démon n'est pas l'auteur de l'éternel retour. Sa
révélation a plutôt l'effet de donner la possibilité
d'accepter ce destin et d'en tenir compte dans sa conduite morale.
A l'homme qui rêve d'immortalité, il lui propose une
immortalité qui, selon son choix peut être un cauchemar ou un
bonheur.
instant
prodigieux: en un éclair,
l'homme se hisse par la pensée au niveau du sur-homme. Il bénit
le démon et sa révélation, il le reconnaît comme un dieu: il
fait preuve d'un courage et d'une force extraordinaire.
prenait
de la force: avait un effet
sur toi, exerçait sur toi son empire: tu serais transformé tel
que tu es, c'est à dire tu deviendrais ce que tu es.
peut-être:
c'est que la route est abrupte.
anéantir:
détruirait en toi ce qui est trop humain.
=> La
croyance en l'éternel a donc essentiellement un rôle moral, a
rapport avec le moi. A nous de vivre de telle sorte que nous
voudrions revivre de même et ainsi de suite jusqu'en éternité.
Ainsi Nietzsche nous a donné son impératif moral: agis de telle
sorte que toujours tu puisses vouloir le retour éternel de l'acte
que tu fais. L'impératif ne vient pas d'une source transcendante
comme chez Kant. Rien d'extérieur à l'homme: il s'agit de
devenir ce que l'on est. A nous de choisir, de préférer, d'agir,
sans jamais oublier qu'il y va de l'éternité.
= S'inspirant
de Nietzsche, Valéry écrira dans Tel quel, cahier
B: "Fais ce que tu veux si tu
peux le supporter éternellement"
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Bonne
continuation.
Joseph Llapasset
©
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