"La
piété, ce n'est pas se montrer à tout instant couvert
d'un voile et tourné vers une pierre, et s'approcher de tous les
autels ; ce n'est pas se pencher jusqu'à terre en se prosternant
, et tenir la paume de ses mains ouvertes en face des sanctuaires
divins ; ce n'est point inonder les autels du sang des animaux, ou
lier sans cesse des vœux à d'autres vœux ; mais c'est
plutôt pouvoir regarder d'un esprit que rien ne trouble. Car
lorsque, levant la tête, nous contemplons les espaces célestes
de ce vaste monde, et les étoiles scintillantes fixées dans les
hauteurs de l'éther, et que notre pensée se porte sur les cours
du soleil et de la lune, alors une angoisse, jusque là étouffée
en notre cœur sous d'autre maux, s'éveille et commence à
relever la tête: n'y aurait-il pas en face de nous des
dieux dont la puissance infinie entraîne d'un mouvement varié
les astres à la blanche lumière? Livré
au doute par l'ignorance des causes, l'esprit se demande s'il
y a eu vraiment un commencement, une naissance du monde, s'il
doit y avoir une fin, et jusqu'à quand les remparts du monde
pourront supporter la fatigue de ce mouvement inquiet ; ou bien
si, doués par les dieux d'une existence éternelle, ils
pourront prolonger leur course dans l'infini du temps et braver
les forces de l'éternité ?"
Lucrèce.
De Natura rerum tome II, livre V.
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= Lisons
le texte ensemble: (suite)
car: c'est
que, en effet, il faut dépasser l'angoisse devant les espaces.
Lorsque nous contemplons une angoisse s'éveille.
levant
la tête: ici on ne
s'incline plus vers la terre, mais on regarde le ciel.
contemplons: nous
sommes absorbés dans l'observation ...
espaces: ce
qui s'étend; le déploiement du ciel que nous ne pouvons pas
parcourir et qui semble nous dépasser infiniment.
vastes: immensité
des espaces.
monde: le
cosmos, l'univers considéré comme un système bien ordonné.
étoiles
fixées: comme par des
clous d'un architecte
l'éther: fluide
très subtil que l'on supposait au dessus de l'atmosphère.
notre
pensée: il ne s'agit
plus de la contemplation. Il y a un effort de réflexion et de
composition.
les
cours: les courses
parcourues par les astres.
une
angoisse: c'est la peur sans savoir de quoi on a peur.
Cette angoisse serait dissipée par la connaissance de la nature
des choses. C'est pour cela que Lucrèce écrit le De natura rerum.
jusque
là étouffée: comprendre
que l'angoisse était recouverte par d'autres préoccupations de
l'âme et du corps. Dans l'action elle était pour ainsi dire
refoulée. Mais dans la contemplation, l'angoisse relève la
tête, puisque les préoccupations de l'action ont provisoirement
disparu.
n'y
aurait-il pas: notez
l'inquiétude de l'inconnu qui permet toutes les hypothèses les
plus terrifiantes; n'y aurait-il pas une providence, une action et
donc une volonté des dieux: que veulent-ils de nous pauvres
humains?
entraîne: produit.
mouvement
varié: le cours des
astres dans le ciel selon diverses figures géométriques
(varié).
livré: comme
un esclave est livré à son maître et à des caprices
inimaginables.
doute: l'incertitude,
la perplexité et l'inquiétude devant une puissance inconnue.
l'ignorance
des causes: la
connaissance des enchaînements de causes qui ont produit le
cosmos comme un effet.
se
demandent: s'inquiètent, se posent des questions
auxquelles l'esprit ne peut répondre.
comment: l'esprit
se tourne vers l'idée de création: Lors de la création tout
commence et tout s'oriente vers la fin assignée par le créateur.
Mais qu'y avait-il avant la création? Le cosmos finira-t-il dans
un cataclysme épouvantable?
les
remparts du monde: ce
qui limite et à la fois protège le cosmos.
mouvement
inquiet: celui des
astres et singulièrement des astres errants qui défient le
calcul.
ou
bien: autre hypothèse antinomique
de la première.
doués: dotés
par les dieux de l'éternité
=> Comprendre
que l'homme est partagé entre deux hypothèses contradictoires,
l'une excluant l'autre et l'autre excluant l'une: le monde a un
commencement ou bien il est éternel.
=> Nous avons
compris que Lucrèce dénonçait les croyances en des causes
finales comme des monstruosités qui angoissent l'homme. La
véritable piété, c'est l'affirmation d'un esprit que rien ne
trouble car rien ne lui échappe pour peu qu'il s'en tienne à
l'enchaînement des causes et des effets.
"O
race infortunée des hommes, d'avoir attribué aux dieux de
tels effets, et de leur avoir prêté en outre des colères
cruelles! Que de gémissements vous êtes-vous préparés à
vous mêmes, que de plaies pour nous, que de larmes pour nos
descendants!" Lucrèce, De natura rerum, chapitre V. |
Page
1 et page 2
Bonne continuation
- Joseph Llapasset ©
|