"Si un
chapelet dit selon le rite apaise les soucis et les scrupules, et
conduit à un paisible sommeil, voilà un fait que je ne puis
nier, et que même je comprends très bien. Et si la position d'un
homme à genoux le rend plus facile à lui-même, moins enragé de
vengeance, en tout plus équitable et plus humain, la plus simple
physiologie m'avertit que je devais prévoir cela. La passion d'un
homme couché n'est pas de courir ; et la même bouche ne peut en
même temps prier et menacer. Ce sont là des exemples tout
simples. Il y a bien plus. Il y a des monuments sublimes qui,
semblables à un manteau, nous donnent un peu de majesté et de
paix. Il y a les cortèges et les cérémonies, qui disposent énergiquement
le corps humain selon une sorte de grandeur, qui se communique
naturellement aux pensées. Il y a la musique, qui agit encore
plus subtilement, et, par le chant, sur les viscères mêmes. Et
ce n'est pas trop supposer que de prêter à la Bible le même
genre de puissance qu'à un beau poème. D'où il résulte que le
croyant se sent récompensé de croire, et se trouve attaché, par
des liens de reconnaissance, à des légendes et à des rites si
bien taillés pour lui, si agréables à porter.
La situation étant telle, je fus et suis encore assez content de
ce que je répondis à un camarade soldat, évidemment de bonne
foi. " Qu'est-ce que vous pensez, me demanda-t-il, de Dieu le
père, de Jésus-Christ, du diable, et de tout ça ? " Nous
faisions notre petite lessive à l'abreuvoir, non sans guetter du
coin de l'œil l'adjudant, qui ce jour-là trouvait tout mauvais.
Que pouvait répondre l'esclave à l'esclave ? Je lui dis : "Ce sont de beaux contes. On ne se lasse point des beaux contes.
Cela fait comme un autre monde où la bonne volonté triomphe à
la fin. Un monde selon nos meilleurs désirs. Ce sont des récits
faits à notre forme, et qui conviennent dans les moments où le
monde est trop dur. L'esclave alors oublie d'être méchant. Il
revient à la vérité de l'enfance. Il se dispose selon la
confiance et l'espoir. Et quoi de mieux ? Personne certes ne dira
que les beaux contes sont vrais ; mais personne non plus n'osera
dire qu'ils sont faux. "
Alain.
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= Pour
mieux comprendre:
Le texte n'est pas difficile, mais il est long, avec
quelques difficultés qui sont des coquetteries d'Alain.
Prenons l'exemple de quelqu'un qui prie chaque soir avant de
s'endormir. Cela le rassure et il s'endort. Il éprouve en
quelque sorte la vérité de sa pratique dans la mesure où
elle lui est utile, où elle a un effet bénéfique. C'est
une sorte de reconnaissance envers les formules qu'il a
prononcé. Comme cela satisfait un besoin ou un désir, il
est poussé à la croyance, à l'opinion: cela me satisfait
donc c'et vrai.
Vous aurez dans ce texte que nous allons lire ensemble à
chercher comment un auteur rationaliste et tolérant peut à
la fois réduire l'opinion et cependant la maintenir car
elle est utile pour mieux vivre les moments douloureux de la
vie: maladie , disparition d'un proche ... |
= Lisons
le texte ensemble:
Si
...
un
chapelet: ensemble de grains enfilés que l'on fait glisser
d'un grain à l'autre après la récitation de la même prière.
dit: selon le rite, selon un ordre, selon un rythme:
régulièrement.
apaise les soucis: les préoccupations: on se préoccupe de
soi, des siens, de l'avenir.
les scrupules: en latin , scrupulus signifie le petit
caillou qui empêche de marcher. Ici c'est la délicatesse de la
conscience morale qui multiplie les hésitations, les remords:
l'incertitude d'une conscience exigeante.
fait: ce qui se fait de manière indubitable.
je comprends: normalement comprendre signifie, je saisis le
sens. Ici Alain est en train d'expliquer, de donner le processus
causal antécédent de l'apaisement. Le rythme du chapelet induit
l'attitude de celui qui se fixe sur ce qu'il fait et qui prononce
la prière, avec pour conséquence de faire passer dans la
conscience marginale ce qui l'obsédait et le faisait souffrir
parce qu'avant la prière il était au foyer de la conscience
(avant la récitation du chapelet).
très bien: sans qu'il ait besoin d'un mystère, de
manière rationnelle et définitive.
Si...
(Alain sait très que d'un point de vue physiologique les
attitudes ont un effet sur le comportement.)
homme à genoux: Alain prépare le terme esclave dans la
fin du texte. C'est une position d'humilité de celui qui prie un
maître, qui le reconnaît comme tel (ce sera Dieu, ou
l'adjudant).
le rend: le fait tel...
plus facile à lui même: plus indulgent envers lui même
et envers les autres.
moins enragé: en conséquence il est moins porté à se
venger. (il faut aimer même ses ennemis dit Marcel Proust).
plus équitable: moins partial, plus attentif aux cas
particuliers et aux circonstances atténuantes.
plus humain: meilleur, plus généreux et compatissant.
physiologie: ce qui concerne l'organisme et ses réactions
physico-chimiques (voir la réaction des viscères au chant, à la
fin de ce texte).
prévoir: calculer ce qui va se produire, en utilisant un
enchaînement rationnel. Par exemple: un homme couché ne se
prépare pas à combattre, mais à autre chose. Un homme à genoux
ne se venge pas.
tout simple: de la vie de tous les jours, de l'expérience concrète
que même l'incroyant peut faire. Pascal dit à l'incroyant,
mettez-vous à genoux et priez.
Il
y a bien plus: il n'y a pas que des attitudes qui fortifient
la foi. Il y a les églises, les processions, les rites.
les monuments: les églises monumentales, les cathédrales.
manteau: pour ainsi dire, les églises recouvrent les
croyants: elles ne leur appartiennent pas, elles sont
surajoutées.
un peu: précisément parce que leur rapport avec le
croyant est accidentel. Il est toujours possible d'enlever le
manteau.
majesté: le croyant qui les fréquente participe à la
majesté des monuments.
cortège: péjoratif:notez que l'auteur emploie un terme
laïc: désigner les processions par le mot cortège c'est les
réduire à une manifestation ou à un défilé folklorique.
cérémonies: ce sont des rites célébrés solennellement:
les belles cérémonies nourriraient la foi.
dispose: prépare en imprimant des attitudes de grandeur
chez le croyant qui participe, et singulièrement celui qui
chante, qui s'élève avec son chant jusqu'aux voûtes.
musique: elle agit sur le corps et sur l'esprit, par le rythme
et l'harmonie
subtilement: de manière recherchée, sans qu'on s'en
aperçoive.
le chant: il y a un phénomène de groupe: la chorale n'est
pas l'ensemble de ceux qui chantent, elle est beaucoup plus: le
chant remue les viscères, tout simplement les organes contenus
dans l'abdomen. (par exemple on dira la peur ou la peur au
ventre...)
la Bible: le livre des livres qui a un aspect poétique,
singulièrement quand il chante l'amour dans le Cantique des
cantiques.
D'où...
(La conséquence de tout ce qui vient d'être dit.)
se sent: à prendre au sens strict. Le croyant le
"sent", l'éprouve, effectivement dans son corps et dans
son esprit parce qu'il éprouve une satisfaction, il reçoit des
satisfactions de sa pratique religieuse.
reconnaissant: étant reconnaissant envers sa croyance, il
s'attache à elle, il y revient, il en redemande.
Autrement dit pour le croyant, si la croyance est utile, alors
elle est vraie. Ici nous retrouvons le mécanisme formateur de
l'opinion:ça me va bien donc c'est vrai.
taillés pour lui: c'est à dire parfaitement ajustés à
ses besoins et à ses désirs: croire produit des satisfactions et
panse les blessures de la vie.
Alain
sur le front ...
Alain a été un pacifiste engagé volontaire: il raconte une
conversation avec un camarade soldat: les deux sont surveillés
par un adjudant. Les deux sont en quelque sorte, pour le moment,
esclave d'un maître. C'est une nécessité pour ne veut pas faire
des corvées supplémentaires. A une nécessité, on se plie. Les
deux soldats d'ailleurs s'y plient. Mais le soldat est aussi
esclave de Dieu. Or cet esclavage n'est pas nécessaire.
Question:
Qu'en pensez-vous, en ce qui concerne la recherche de la vérité
? C'est donc le philosophe Alain qui est interrogé par son
camarade soldat.
contes: ils sont beaux mais à dormir debout. Ceux qu'on
raconte aux enfants peuvent les enchanter et les endormir.
désir: le conte flatte un désir. L'enfant ne se lasse
pas, l'adulte croyant non plus: ils en redemandent.
autre monde: monde autre que le monde réel: un anti-monde,
un monde artificiel où comme dans les films la bonté est
récompensée ... à la fin, après un passage dans le
réalité incontournable, une vallée de larmes. (Job souffrant
sur son fumier est récompensé... à la fin du conte pour que
tout le monde soit apaisé).
fait à notre forme: qui nous convienne bien. Qui convienne
bien à un être raisonnable sensiblement affecté. L'opinion
transforme ses besoins et ses désirs en connaissance: c'est vrai
parce que ça me va bien!
monde trop dur: la religion console les affligés, lors
d'un enterrement par exemple. Le prête dit du bien du défunt et
"nous le retrouverons tous un jour".Voilà qui est bon
pour le moral..
en conséquence: l'esclave de Dieu oublie d'être méchant
car il est distrait de sa haine: la croyance est utile.
La phrase finale
- Personne certes ne dira
que les beaux contes sont vrais ; mais personne non plus n'osera
dire qu'ils sont faux - peut être considérée comme une
conclusion portant sur les rapports entre la vérité et la
religion.
Impossible
d'affirmer que les contes sont vrais: étant donné ce qui
vient d'être dit. Mais ils ne sont pas faux car s'ils ont un
effet bénéfiques c'est qu'ils ont une part de vérité,
puisqu'ils sont efficaces. L'opinion est une erreur qui a
une part de vérité.
Bonne
continuation.
Joseph Llapasset
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