"On
a vu des fanatiques en tous les temps, et sans doute honorables à
leurs propres yeux. Ces crimes sont la suite d'une idée,
religion, justice, liberté. Il y a
un fond d'estime, et même quelquefois une secrète admiration,
pour des hommes qui mettent en jeu leur propre vie, et sans espérer
aucun avantage ; car nous ne sommes points fiers de faire si peu
et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai.
Certes, je découvre ici des vertus rares, qui veulent respect, et
une partie au moins de la volonté. Mais
c'est à la pensée qu'il faut regarder. Cette pensée raidie, qui
se limite, qui ne voit qu'un côté, qui ne comprend point la pensée
des autres, ce n'est point la pensée (...) Il y a quelque chose
de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient
toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle
n'invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y
manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. Ces
pensées fanatiques gouvernent admirablement les peurs et les désirs,
mais elles ne se gouvernent pas elles-mêmes. Elles ne cherchent
pas ces vues de plusieurs points, ces perspectives sur
l'adversaire, enfin cette libre réflexion qui ouvre les chemins
de persuader, et qui détourne en même temps de forcer. Bref,
il y a un emportement de pensée, et une passion de penser qui
ressemble aux autres passions."
Alain, Les passions et la sagesse
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=
Lorsqu'on s'adresse à tous ceux qui pensent, pour parler
des fanatiques, on s'adresse aussi à ceux qui ne pensent
pas et on voudrait bien les amener à penser: rien
ne sert de prendre de front un fanatique, d'essayer de le
forcer dans ses retranchements: c'est peine perdue, il est
enfermé dans son temple et dans la vérité de ce
qu'il affirme. Il est pour ainsi dire fermé.
Alain
le sait bien et il va essayer de persuader: pour persuader,
il faut d'abord montrer qu'on n' a pas de parti pris et
commencer par reconnaître ce qui chez le fanatique est
estimable.
Ainsi,
Alain entraînera le lecteur. Comment s'y prend-il?
Tout d'abord, il propose l'essentiel: les crimes des
fanatiques sont la conséquences de la perversion d'une idée: ils
s'enferment dans la religion, la justice, la liberté.
Ensuite, l'auteur se place sur le plan de la
vertu: sur ce
plan il reconnaît ce qui a de la valeur, ce qui relève du
courage, du désintéressement, de la volonté, ou plutôt
d'une partie de la volonté.
Enfin, il se place sur le plan de la pensée
et montre que
leurs pensées ne sont pas des pensées.
Alain
termine par une brève conclusion: il tire une conséquence
de ce qu'il vient de dire qui disqualifie le comportement
des fanatiques et ce qu'ils" pensent".
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= Lisons
le texte ensemble:
fanatiques: ceux
qui s'enferment dans le temple de ce qu'ils considèrent être la
vérité révélée par Dieu à ceux qu'il a choisis. Cette
vérité, le fanatique croit la posséder au point que le doute ne
saurait être exercé. En réalité c'est lui qui est possédé,
qui souffre une passion.
de
tous temps: à toutes les
époques de l'histoire humaine.
sans
doute: c'est incontestable.
honorable:
devant être considéré comme quelqu'un qui mérite d'être
estimé.
à
leurs propres yeux: selon le
regard qu'ils porte sur eux, la façon dont ils se jugent.
crime:
attentats, tentatives criminelles contre des personnes qu'ils
devraient respecter.
la
suite: ce qui suit.
d'une
idée: l'idée c'est ce vers
quoi la raison s'élève dans son effort d'unification. Ce n'est
pas une chose, c'est un principe régulateur qui permet de mesurer
où on en est par rapport à la justice par exemple.
religion:
ce qui relie à Dieu et aux autres hommes.
justice:
ce qui doit être et ce que l'on doit faire être: qui croit
posséder la justice s'imaginera la faire régner par la violence.
liberté:
pensez aux anarchistes qui voulaient la disparition de l'état,
que personne ne commande, et dont certains mettaient des bombes
partout. (Ravachol)
un
fond: un soubassement, un
reste
d'estime:
de considération
et
même: cela va parfois
jusqu'à de l'admiration, mais on la tient secrète car on n'ose
pas l'exprimer (quel courage de risquer sa vie!)
admiration:
étonnement devant ce qui est considéré comme extraordinaire.
des
hommes: ces êtres
sensiblement affectés qui peuvent souffrir physiquement et
moralement et qui, le plus souvent, ne cherchent qu'à se
protéger: ils défendent mollement ce qui leur semble vrai et ce
qui leur semble juste.
mettre
en jeu: risquer de perdre dans une action.
leur
propre vie: ce qu'il y a de
plus important pour un homme : perdre sa vie, c'est disparaître.
sans
espérer: on les admire parce
qu'ils n'attendent rien de leur action, en tout cas rien d'utile pour
eux. Ils se sacrifient.
car:
introduit la raison secrète de cette admiration: nous les
admirons secrètement car nous avons honte de nous: nous faisons
si peu pour ce qui est juste et vrai. nous sommes bien trop
lâches.
certes:
c'est indubitable, indiscutable.
je
découvre: je saisis en
enlevant ce qui recouvre.
ici:
dans les fanatiques
vertus:
du point de vue de la vertu, en un sens, ils ont des vertus c'est
à dire des possibilités portées à un haut degré: le courage,
le don de soi, l'héroïsme ...
rare:
qui ne sont pas partagées par tous.
une
partie de la volonté: ils
sont capables de décider et d'exécuter. Une partie seulement
parce que la volonté pleinement humaine exige l'intelligence et
la délibération, l'exercice du doute.
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=> Du point
de vue de la pensée, Alain ne trouve rien d'admirable: il ne
trouve qu'une passion aveugle.
Joseph Llapasset
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